L’irrésistible ascension de l’« Israël connection »

Les groupes israéliens sortent de leur domaine réservé – la sécurité et le renseignement – et s’intéressent à de nouveaux pans de l’économie du pays. Abidjan, tête de pont de l’offensive de l’État hébreu sur le continent ?

Publié le 17 novembre 2009 Lecture : 9 minutes.

Tel-Aviv-Abdijan : liaison d’avenir. Au moins pour le business entre les deux pays. La capitale économique de la Côte d’Ivoire est en effet devenue la plaque tournante des milieux d’affaires israéliens en quête d’opportunités d’investissements en Afrique de l’Ouest. Le 20 octobre dernier, Benny Omer, l’ambassadeur d’Israël en Côte d’Ivoire, et son compatriote Danny Pizen, le vice-président d’Ebony, un groupe actif dans les télécommunications, les mines et l’énergie, le BTP et la santé…, ont été reçus en grande pompe au palais présidentiel par le chef de l’État, Laurent Gbagbo, en personne. « Quand un ambassadeur d’Israël arrive ici, c’est pour une bonne cause : renforcer et intensifier la coopération qui existe entre nos deux pays… Présent en Afrique depuis vingt-cinq ans, le groupe Ebony, parce qu’il en a les moyens, peut s’occuper d’emmener des entreprises israéliennes en Côte d’Ivoire et aider à la recherche de financements sur les places régionales et internationales », a commenté, très pragmatique, le diplomate.

Un discours bien rodé. Depuis sa prise de fonctions officielle le 4 juin 2009, Benny Omer (voir portrait p. 81) est hyper­actif dans le rapprochement économique entre son pays et la Côte d’Ivoire. Un travail de fond du diplomate, plus ou moins discret, plus ou moins confidentiel, qui est relayé sur le terrain par plusieurs lobbyistes qui se bousculent sur les rives de la lagune Ébrié pour défendre les intérêts des entreprises israéliennes. Construction, BTP, infrastructures, immobilier, télécommunications, banque, agriculture, agroalimentaire, conseil, services… les entreprises de l’État hébreu sont partout. Elles ont réalisé une véritable percée dans le pays au cours de ces quatre dernières années en prenant appui sur le marchepied de la sécurité et du renseignement. « Les groupes israéliens montent en puissance, ils ont quitté leur secteur traditionnel de la sécurité pour se déployer dans toutes les activités de l’économie nationale », confie un patron français. Selon plusieurs sources, le chiffre d’affaires cumulé des intérêts israéliens dans le pays dépasse de loin – et en excluant les activités militaires et de renseignement – les 500 milliards de F CFA. Soit plus de 760 millions d’euros.

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Faire du business en Côte d’Ivoire est presque devenu une seconde nature côté israélien, où politique et intérêts économiques se mêlent très souvent. Daniel Kedem, l’ex-ambassadeur d’Israël en Côte d’Ivoire (2001-2004 et 2006-2008), s’est par exemple reconverti dans les affaires après la fin de sa mission diplomatique, en septembre 2008. Il représente désormais Eco-Solutions Israël, une société très active dans l’agriculture et l’agro­alimentaire dans les régions sud du pays. En mars 2009, le chef de l’État ivoirien l’a couronné « consultant économique pour la Côte d’Ivoire ».

Côté pile, Daniel Kedem facilite le séjour d’experts israéliens dans le pays pour former des agriculteurs sur place. Côté face, il joue les intermédiaires discrets. Fin juillet, l’ancien diplomate a ainsi organisé et facilité de bout en bout le voyage confidentiel d’Ehoud Olmert, lorsqu’il s’est rendu à Yamoussoukro, la capitale politique. Poursuivi pour une affaire de corruption par la justice de son pays, l’ex-Premier ministre israélien n’a pas été reçu en audience par le président de la République, Laurent Gbagbo. Ce qui ne l’a pas empêché de travailler avec des « sécurocrates » du pouvoir ivoirien sur plusieurs dossiers, notamment le service civique, le plan de sécurisation d’Abidjan, puis de Yamoussoukro, et enfin sur un document qui devrait lancer les prémices d’un accord de défense entre Israël et la Côte d’Ivoire. Dans les coulisses, l’ancien Premier ministre aurait par ailleurs négocié l’implantation de nouvelles entreprises de l’État hébreu dans le pays d’ici à la fin de l’année.

Si le forcing commercial israélien prend de l’ampleur aujourd’hui, la cible économique ivoirienne est identifiée depuis longtemps sur les radars du pays dirigé aujourd’hui par Benyamin Netanyahou. Les premiers accords commerciaux entre Abidjan et Tel-Aviv sont nés avec l’instauration de relations diplomatiques entre les deux pays, le 15 février 1961, du temps du président Félix Houphouët-Boigny. Interrompues en 1973, après le franchissement du canal de Suez par Tsahal, elles ont repris en 1986. Une parenthèse diplomatique qui n’a pas affecté le rythme des échanges économiques.

L’Incontournable Sonitra

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Le pionnier Sonitra est l’unique témoin de cette époque. Sa présence dans le pays remonte à 1963, quand le groupe Solel Boneh International AG a signé un partenariat avec les autorités pour fonder la Société nationale ivoirienne des travaux (Sonitra), qui est spécialisée dans le bâtiment et les travaux publics (BTP). D’un capital initial de 100 millions de F CFA, l’entreprise a été recapitalisée depuis à plus de 2 milliards. La Sonitra est au BTP ivoirien ce que le Real de Madrid est au football européen : un acteur incontournable. Stade de Bouaké, cathédrale Saint-Paul d’Abidjan-Plateau, Hôtel Président à Yamoussoukro, siège de la BCEAO à Abidjan, plus de 3 000 kilomètres de routes… En quarante-deux ans d’activité, le groupe a décroché et réalisé plus de 400 marchés de travaux publics, et son chiffre d’affaires cumulé a atteint 543 milliards de F CFA. À partir de sa base ivoirienne, il a conquis des marchés au Ghana, au Togo et au Bénin.

À l’exception de la Sonitra, c’est au lendemain de la tentative de coup d’État de septembre 2002 que les liens commerciaux ont véritablement pris leur envol. C’est l’époque où le président Gbagbo se rapproche d’Israël et compare les rebelles ivoiriens aux terroristes palestiniens. Le ministère de la Défense acquiert alors du matériel de transmission de pointe et deux drones auprès de l’État hébreu qui survolent toujours le ciel ivoirien. Tel-Aviv envoie à Abidjan une cinquantaine de conseillers militaires, en charge notamment des écoutes téléphoniques. Israël facilite aussi le recrutement de spécialistes du renseignement militaire et d’experts de l’espionnage pour la formation d’agents ivoiriens. Daniel Kedem est alors un invité régulier du Palais présidentiel. Aujourd’hui, un centre de logistique et de maintenance assure toujours l’entretien des drones. Et deux entreprises – Ordan, pour le ministère de la Défense et dans les écoutes téléphoniques, et Omega, qui assure en partie la formation de la sécurité présidentielle – sont le fer de lance de ce savoir-faire israélien importé en Côte d’Ivoire. Une activité historique de sécurité et de renseignement dont le chiffre d’affaires, qui dépasserait le milliard de F CFA, reste bien… gardé.

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Officiellement, la montée en puissance des intérêts israéliens dans le pays répond, au même titre que la présence accrue des Chinois, des Sud-Africains ou des Indiens, à la volonté du chef de l’État de multiplier les partenaires économiques du pays. La Sonitra cohabite ainsi avec une autre entreprise israélienne, Barito Contractor, introduite dans le pays par Akanda Assi, le maire de la commune résidentielle de Marcory, élu sous l’étiquette du Front populaire ivoirien (FPI). La compagnie se fait discrète mais affiche de grandes ambitions pour le pays. « Nous avons un vif intérêt pour la Côte d’Ivoire qui s’est replacée sur la voie du développement et de la croissance économique », déclarait en janvier 2008 l’ex-diplomate, Avi Primor, président-directeur général de Barito Contractor, après une audience avec le chef de l’État, Laurent Gbagbo.

Incursion dans les télécoms

Dans sa stratégie de développement et d’investissement, le groupe israélien, qui a déjà engagé une enveloppe de 50 millions de dollars d’investissement dans l’immobilier, compte en multiplier par dix le montant dans les deux ans à venir. Six mois plus tôt, en juin 2007, Lead­com, le puissant groupe de télécommunications basé à Tel-Aviv, reprenait pour 18 millions de dollars au français Ytelecom sa filiale, la Société de télécommunications africaines (STA). Spécialisée dans la conception et l’installation d’infrastructures pour la téléphonie mobile et fixe, elle est aussi présente au Sénégal et au Gabon pour un chiffre d’affaires supérieur à 10 milliards de F CFA. La STA a procédé par exemple au déploiement de réseaux pour Orange, Moov, MTN, Côte d’Ivoire Télécom… Dirigée par Yoel Bar-Gil, directeur Afrique de l’Ouest, l’entreprise se dit prête à concurrencer le chinois Huawei dans les années à venir. Pas moins !

En décembre 2008, les autorités ivoiriennes, dans leur quête de la certification de l’aéroport d’Abidjan, ont attribué à l’entreprise Avisecure, la filiale locale du groupe israélo-canadien Visual Defence, la concession de la sécurité globale de la plate-forme aéroportuaire pour une période de vingt-cinq ans. Le marché, s’il arrive à son terme, rapportera 250 millions de dollars à ses attributaires. Déjà, Avisecure a investi plusieurs milliards de francs CFA dans la mise en œuvre du nouveau système de sécurisation et de vidéosurveillance de l’aéroport d’Abidjan. Satisfait de l’exécution du début de ce contrat, le 30 octobre dernier, à Yamoussoukro, le président Laurent Gbagbo a distingué dans l’ordre du mérite ivoirien Gilles Alali, le directeur général d’Avisecure.

Toutes les implantations ne sont pas pour autant gagnées d’avance. Et elles ne se terminent pas forcément en success stories. En 2007, Rasin Group a par exemple remporté pour six ans le juteux marché du renouvellement du permis de conduire au format d’une carte de crédit. Dans la foulée, Starten Technologies, l’une de ses filiales, a été chargée de l’exécution du contrat sur place. Mais il a fallu un long bras de fer avec les responsables des auto-écoles, qui jugeaient la nouvelle réforme trop onéreuse et une mediation du chef de l’État pour que Starten puisse enfin démarrer ses activités en 2008.

Toutefois, les interventions de Laurent Gbagbo, de ses proches ou de ses fidèles lieutenants peuvent échouer. Ainsi du partenariat conclu en janvier 2004 entre la Banque nationale d’investissement (BNI) et l’israélien Lev Mendel Group international pour fonder la Lev Mendel Côte d’Ivoire. Dirigée par Nathan Pelev, l’ex-directeur général de la Sonitra, l’entreprise a tourné au fiasco. Après des dissensions entre les deux actionnaires, l’établissement a été mis en liquidation judiciaire. Pourtant, la Lev Côte d’Ivoire était promise à un bel avenir et nourrissait de grandes ambitions dans le BTP. Plus inquiétant, un rapport de l’ONG Global Witness, daté de 2007, définit la société Lev Mendel Group comme une structure opaque et pointe du doigt l’un de ses administrateurs, Moïse Rothschild, un négociant d’armes israélien à la tête d’une kyrielle de sociétés écrans.

Trafic de diamants ?

Autre exemple : en mai 2007, le groupe Yyaal, basé à Tel-Aviv, spécialisé dans la dépollution des eaux et la transformation de l’eau de mer en eau minérale, a conclu un accord avec le district d’Abidjan pour développer un vaste projet d’assainissement de la lagune Ébrié. À terme, Yyaal prévoyait l’implantation d’une usine de production et de contrôle de la qualité de l’eau minérale. Près de trois ans après, le projet est toujours dans les cartons. Des expériences malheureuses qui ne découragent cependant pas les groupes israéliens, très affairés à prospecter le pays, au point de soulever parfois quelques questions gênantes. Mais une présence de plus en plus visible qui soulève des questions. L’État d’Israël serait-il ainsi devenu le point de passage obligé (et clandestin) pour la revente des diamants produits dans le nord de la Côte d’Ivoire ? C’est ce que laisse entendre le dernier rapport remis au Conseil de sécurité des Nations unies le 9 octobre dernier, lequel soupçonne des hommes d’affaires israéliens de s’approvisionner en diamants ivoiriens en violation de l’embargo décrété en 2005 par l’ONU. Des accusations rejetées, comme on l’imagine, avec indignation, par Tel-Aviv.

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