La guerre du kif au Maroc
Depuis 2004, les autorités mènent une lutte sans merci contre le trafic de drogue, notamment la résine de cannabis. Objectif : éradiquer sa culture d’ici à 2018.
En juillet 1969, le célèbre guitariste américain Jimi Hendrix passa deux semaines dans le Sud marocain, à Essaouira. Il y apprit des rudiments de la musique Gnawa et fut, semble-t-il, initié au sebsi, cette pipe traditionnelle que l’on bourre de kif. Après lui, des générations de néo-hippies ont continué d’affluer au royaume chérifien, particulièrement dans les montagnes du Rif, que certains qualifient encore de « Jamaïque de l’Afrique ». Une réputation à laquelle Chakib Benmoussa, le ministre de l’Intérieur, est bien décidé à mettre un terme. Depuis 2004, il mène une guerre acharnée contre le haschisch. Et espère que l’on pourra crier victoire dès 2018, quand la culture de cannabis aura été totalement éradiquée.
Les rapports internationaux sont formels : le Maroc reste l’un des principaux producteurs mondiaux de cannabis. Le royaume fournit à l’Europe 80 % de sa consommation. Mais, depuis 2008, du département d’État américain à l’Office de l’ONU contre la drogue et le crime (ONUDC), tout le monde salue les « efforts brillants » des autorités dans leur lutte contre la culture et le trafic de haschisch et « les résultats tangibles » sur le terrain.
Fini l’impunité
En 2003, le Maroc comptait 134 000 hectares de surface cultivée et produisait 3 000 tonnes de résine de cannabis. Aujourd’hui, la surface cultivée a été divisée par plus de deux, pour être ramenée à environ 55 000 hectares. En 2009, 9 800 hectares de champs de cannabis ont été détruits. Les régions de Tétouan et de Larache, pourtant au centre du trafic depuis des décennies, ont été déclarées officiellement « provinces sans cannabis ». L’été dernier, c’est dans la région de Taounate, dans le pré-Rif, que les policiers sont venus déverser de l’herbicide sur les cultures. Le Maroc semble bien parti pour atteindre son objectif de ramener à 12 000 hectares la surface cultivée d’ici à 2012.
Surtout, les rapports notent que, pour la première fois, les autorités ont consenti à ouvrir la boîte de Pandore, procédant à des centaines d’arrestations. Benmoussa avait prévenu : « La justice sera appliquée à tous, quels que soient leurs postes ou leurs positions. » Selon Abdellah Alaoui Belghiti, procureur du roi près la cour d’appel de Casablanca, 21 530 opérations ont été menées par les services de lutte contre le narcotrafic en 2008-2009 ; 53 893 personnes ont été jugées et plus de 400 tonnes de kif saisies. En août 2009, l’arrestation du baron de la drogue Lamfadel Akdi, dit Triha, permet de mettre au jour un vaste réseau dans lequel sont impliqués des membres de la gendarmerie et du monde judiciaire. Parmi eux, l’ex-parlementaire Mohamed Jouhari. Les autorités, pour qui la question a longtemps été un tabou, ne rechignent plus à reconnaître que le trafic de drogue a infiltré toutes les couches de la société. « L’époque des barons de la drogue tout-puissants est presque révolue, a même déclaré le commissaire Ahmed Ben Dahmane devant la presse. On est en train d’en finir avec l’immunité que leur assurent certains fonctionnaires de l’État et des responsables dans les administrations publiques et les conseils élus. »
« Les résultats que connaît le Maroc aujourd’hui sont d’autant plus étonnants que, pendant des années, les autorités se sont contentées de beaux discours. Il n’y avait aucune stratégie et, surtout, aucune volonté politique », reconnaît un diplomate longtemps en poste dans le royaume. La région du Rif, où se concentre l’essentiel des cultures, a été totalement délaissée pendant tout le règne de Hassan II. Dans les années 1980 et 1990, alors que la demande de cannabis explosait en Europe, les cultures se sont étendues, et les barons de la drogue ont fait de cette région une zone de non-droit (voir encadré).
Sensibilisation
Khalid Zerouali est wali au ministère de l’Intérieur. Directeur des migrations et de la surveillance aux frontières, c’est le Monsieur anti-drogue du Maroc. « Jusqu’en 2003, notre action n’était pas efficace, car nous ne disposions pas d’une radioscopie détaillée des superficies, explique-t-il. Aujourd’hui, nous avons mobilisé des moyens humains et technologiques pour mieux connaître le terrain. » Sa stratégie comprend trois volets : limiter l’offre, réduire le trafic et diminuer la consommation. Ses services procèdent de façon progressive, région par région. Avant les semences, fonctionnaires et ONG mènent sur le terrain des campagnes de sensibilisation. Dans les souks et les mosquées, les agriculteurs se voient vanter les mérites des cultures de substitution, comme le safran, le caroubier ou les plantes médicinales. Et on leur rappelle, au passage, qu’ils enfreignent la loi et risquent entre quatre mois et un an de prison ferme. Pendant la semence, les terrains sont méticuleusement surveillés, puis les satellites prennent le relais pour ne rien laisser au hasard. Scanners à rayons X, appareils à ultrason, bateaux rapides, hélicoptères, les quelque 11 000 personnes déployées pour quadriller les montagnes du Rif et les zones côtières disposent de tout l’attirail technologique nécessaire.
« Le Maroc doit absolument gagner cette guerre. Le coût du trafic de drogue est énorme pour la société. Cela crée de la criminalité, de la corruption, cela gangrène tous les milieux », explique Zerouali. Ces cinq dernières années, les autorités ont démantelé pour la première fois des réseaux de trafic de drogue dure sur le territoire. « En 2007, nous avons saisi 250 kg de cocaïne, indique Zerouali.
Nous savons qu’un cartel colombien a essayé de faire un putsch dans le Rif. » Devant la pression internationale, le Maroc a donc fait la preuve de son volontarisme. Aujourd’hui, les autorités demandent à ne plus être traitées seulement comme un pays producteur, mais comme un partenaire doté d’une expertise. « Certes, c’est le Sud qui produit, mais c’est dans le Nord que se trouve l’argent de la drogue, rappelle Zerouali. Il est impératif d’agir sur la demande en Europe et de reconnaître une responsabilité partagée dans ce dossier. »
Pour les habitants du Rif, dont 90 000 familles vivent de la culture du cannabis, l’issue de cette guerre est cruciale. Les agriculteurs, coincés entre l’autorité du Makhzen et la pression des trafiquants, regardent l’avenir avec inquiétude. Les cultures alternatives ? Beaucoup n’y croient pas. « Certaines cultures ne prendront pas sur nos sols, qui sont très arides. Et de toute façon, aucune culture n’est aussi rémunératrice que le cannabis », regrette Ali, un agriculteur rifain. Selon le World Drug Report de l’ONUDC, la culture de cannabis génère jusqu’à dix-huit fois plus de bénéfices que celle de l’orge, par exemple. Zerouali le sait : la meilleure réponse au trafic de drogue est le développement de la région. « Notre approche est globale. Pour aller au bout de l’éradication, il faut accélérer l’urbanisation, l’essor du tourisme, le désenclavement et le développement d’activités non agricoles dans la région. »
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