Le siècle d’une lumière

Claude Lévi-Strauss s’est éteint le 1er novembre à l’âge de 100 ans. Le père du structuralisme aura été l’un des anthropologues français les plus brillants du XXe siècle.

Publié le 10 novembre 2009 Lecture : 4 minutes.

Quand au XVIe siècle les Européens débarquèrent en Amérique, les Indiens leur ouvrirent les bras. Moctezuma, l’empereur aztèque, envoya à l’Espagnol Cortés des ambassadeurs chargés de masques précieux, d’armures ornées de plumes, de colliers d’or et de jade. Même scénario pour les Incas. On sait ce qui s’ensuivit : massacres, génocides, colonisations. Lorsque, en 1935, jeune professeur de sociologie à l’université de São Paulo, au Brésil, Claude Lévi-Strauss découvre le continent américain, il est saisi d’horreur devant l’ampleur des ravages causés par l’Occident. La découverte du Nouveau Monde était un envahissement, « la destruction de ses peuples et de ses valeurs » (Histoire de Lynx, 1991). Faire connaître ces peuples et ces valeurs après cinq siècles d’asservissement devient pour lui un engagement moral et scientifique.

Cri de révolte

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De 1935 à 1938, il monte plusieurs expéditions au Brésil et découvre des peuples très affaiblis (les Nambikwaras, les Tupis-Kawahibs), très tenaces (les Bororos), ou qui gardent des signes de leur ancienne splendeur (les Caduveo). Le récit de ces séjours se trouve dans Tristes tropiques, publié en 1955. Livre de commande, écrit en trois mois dans une langue magnifique, objet d’un succès planétaire, cet ouvrage est un cri de révolte. Pour la première fois, avant les indépendances, un ethnologue français condamnait l’empire des Blancs.

Cette condamnation serait inefficace sans la méthode qu’inventèrent dans les années 1950 l’ethnologue Lévi-Strauss, le linguiste Émile Benveniste et le spécialiste des religions comparées Georges Dumézil. Cette méthode, c’est le structuralisme. Elle présuppose que les rites, les mythes, les coutumes, les modes de vie, les alliances matrimoniales, les habitudes culinaires, les conceptions astronomiques des peuples masquent des structures secrètes qu’il s’agit de mettre au jour. Le structuralisme n’essaie pas de deviner, il démontre en triant les observations, en les classant, faisant peu à peu apparaître des causes cachées. C’est un très long chemin. Alors qu’il se pose la question en 1935, c’est en 1991 que Lévi-Strauss comprend enfin l’absence de résistance des Indiens d’Amérique confrontés à l’invasion des Blancs.

Vision écologique

Après avoir fait l’examen des modes de cuisson de la viande crue (bouillie, boucanée, faisandée, rôtie), des instruments de musique, des mythes et des rites, l’ethnologue découvre le secret de la pensée des Amérindiens du Nord et du Sud. À partir d’un couple de jumeaux mythiques se développe en arborescence une série d’oppositions à deux termes jusqu’au moment où, en face de la case « L’Indien », la pensée amérindienne pose une case pour « Le non-Indien ». « Le Blanc » est ainsi appelé. Or cette pensée existait avant l’arrivée des Blancs. Lorsqu’ils se présentent, les Blancs viennent occuper une place inscrite en creux dans la pensée commune. Voilà pourquoi ils furent bien accueillis. Mais leur pensée n’intégrant pas la place de l’« autre », les Blancs, eux, massacrèrent.

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À cette double exigence d’éthique et de rigueur, Lévi-Strauss ajoute une vision écologique du monde exposée dès 1976 devant une commission parlementaire française. Les droits de l’homme des deux déclarations, celle de 1789 et celle de l’ONU en 1948, affirment la prévalence de l’homme sur la nature. Au contraire, les droits de l’homme selon Claude Lévi-Strauss se résument en une phrase : « L’homme est un être vivant. » Ses devoirs ? Respecter toutes les espèces vivantes. Cette conception n’est pas nouvelle, dit-il. Elle existe dans l’hindouisme, le bouddhisme, et dans les modes de pensée des peuples autochtones. Il s’agit bien de « pensée », car l’une des grandes victoires de Claude Lévi-Strauss est d’avoir fait comprendre que la « pensée sauvage » est une logique concrète universelle, aussi digne de respect que la pensée des philosophes « blancs ».

Toute une vie consacrée à la compréhension de peuples autochtones qu’il défend et exalte. Claude Lévi-Strauss parle peu de l’Afrique ; il faut savoir pourquoi. Selon les critères de l’ethnologie mondiale, il est « américaniste » et non « africaniste » ; dans ses livres, ce savant rigoureux s’est rarement permis de sortir de sa discipline. Qu’on ne s’imagine pas qu’il ne connaît pas l’Afrique ! Quand je partis pour Dakar, il me donna une fiche avec solennité : il souhaitait que j’aille voir les Bijagos, en Guinée-Bissau – la guerre civile m’en empêcha. En quarante-huit ans, je n’ai jamais vu décliner son souci des peuples les plus fragiles. Son grand centenaire, en novembre dernier, a honoré un nouvel humanisme, non pas l’occidental, mais l’humanisme universel, attaché à la connaissance de peuples prêts à l’oubli, et à la protection des espèces vivantes dont ces peuples ont besoin pour survivre, et penser.

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* Auteure de Lévi-Strauss ou la structure et le malheur (Bibliopoche, 1985) et de Claude Lévi-Strauss (PUF, Que sais-je ?, 2002).

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