Des friches et des lettres
En transformant ses anciens abattoirs en la plus grande friche culturelle du continent, Casablanca consacre la nayda. Un courant culturel créé par des artistes qui se sont réapproprié l’arabe dialectal marocain.
Première puissance économique du royaume, capitale des affaires, Casablanca est plus souvent associée aux aléas de la Bourse qu’aux arts et à la culture. Et pourtant, la Ville blanche est devenue en quelques années une cité d’une créativité bouillonnante. « Sa réputation de ville sans âme est complètement dépassée. Aujourd’hui, Casa est d’abord la capitale de la nayda », explique Achraf, un jeune cadre marocain. Le terme – qui signifie « debout » ou « réveil » en arabe – désigne la contre-culture marocaine et recouvre plus largement un mouvement sociétal souvent comparé à la movida de l’Espagne post-franquiste. « Cela peut se traduire tout simplement par « Il y a de l’ambiance ! » », résume Mohamed Merhari, alias Momo, l’un des fondateurs du festival L’Boulevard.
« La nayda, précise Dominique Caubet, auteur du documentaire Casanayda, est un mouvement urbain. Les artistes sont pour la plupart des citadins qui trouvent leur inspiration autour d’eux, dans la rue. Ce mouvement n’aurait pas pu naître à l’école publique, où l’on apprend aux enfants qu’il est possible de vivre sans culture, et que le scolaire est tout ce qui compte. » Pour Momo, il ne s’agit pas d’un courant artistique à proprement parler, mais plutôt « d’un réseau informel efficace composé de journalistes, d’écrivains, de musiciens ou encore de stylistes ».
Pour mieux découvrir cette facette de Casablanca, une première halte s’impose dans l’est de la ville, dans le quartier Hay Mohammadi. C’est dans cette ancienne zone industrielle que se trouvent les anciens abattoirs. N’y cherchez pas de carcasses d’animaux ou de pièces de viande pendues aux crochets. Car, depuis le mois d’avril, les lieux ont été détournés de leur usage premier pour devenir un espace de création et d’exposition et offrent la friche culturelle la plus importante du continent.
Cageots d’œufs
Ce qui frappe d’abord, c’est le charme du bâtiment. Conçu en 1922 dans le style néomauresque classique par l’architecte parisien Georges-Ernest Desmarest, il est construit dans un matériau avant-gardiste pour l’époque, le béton armé. Étendu en 1950, il devient la plus grande surface couverte de la ville avec 20 000 mètres carrés de bâtiments et pas moins de 5 hectares de terrains. De quoi offrir aujourd’hui des volumes de rêve aux artistes.
C’est Casa mémoire, une association de protection du patrimoine architectural de la ville, qui gère la friche culturelle. Selon son président, Abderrahim Kassou, « le but est de faire des abattoirs un lieu de résidence artistique, de création et de diffusion. Les artistes pourront s’y former mais aussi se confronter les uns aux autres. Le lieu doit être à l’image de Casablanca : inventif, hybride et sans complexe. »
Il aura fallu de l’énergie et du temps pour réussir à concrétiser ce projet. Lors de la fermeture des abattoirs, il y a sept ans, les spéculateurs immobiliers étaient nombreux à montrer de l’intérêt pour les lieux. Il a été question d’en faire un centre sportif, un hôtel, une piscine municipale… Mais c’était compter sans une joyeuse bande d’artistes menée par le peintre Mohamed Kacimi et l’architecte Selma Zerhouni, très sensibles à l’avenir du bâtiment. Ils forment alors une association, Majazie Addar al-Baïda, qui plaide pour sa transformation en un espace dédié aux artistes.
L’idée fait son chemin dans les milieux culturels, mais il faut attendre décembre 2008 pour que la mairie se penche sur le dossier. Il est alors décidé d’encourager la création contemporaine en dotant les arts vivants et urbains d’un laboratoire géant. « Nous ne voulions pas créer un lieu élitiste qui n’attire que les initiés, explique un conseiller municipal. Il fallait remettre de la culture dans la ville et célébrer du même coup le dynamisme des arts urbains. » Situé dans un quartier populaire, les abattoirs se veulent un centre de mixité sociale. Les 11 et 12 avril, lors des Transculturelles des abattoirs, ce sont d’ailleurs des Casablancais de tous milieux qui ont pu redécouvrir, émerveillés, cet édifice oublié. « C’était un moment extraordinaire. Les gens sont venus en famille, en toute simplicité. On avait le sentiment que cela faisait longtemps qu’on attendait l’ouverture d’un tel endroit », se réjouit Achraf. Et il y en avait pour tous les goûts : théâtre, marionnettes, musique, danse, projection de courts-métrages et de dessins animés, arts plastiques, stylisme ou encore street art.
À l’autre bout de la ville, sur la route d’El-Jadida, se dresse le très austère Technopark. Il abrite les entreprises marocaines spécialisées dans les hautes technologies. C’est pourtant ici, sous l’immeuble de bureaux, au fond du parking souterrain, que bat le cœur de la nayda. Momo et Hicham Bahou, les deux fondateurs de L’Boulevard, le plus grand festival de musique urbaine d’Afrique, se sont installés derrière l’emplacement 129. Une idée du directeur général du Technopark, Omar Balafrej. « C’en est fini de notre vie de sans domicile fixe », s’amuse Hicham. Toute l’équipe de L’Boulevard travaille à présent dans un hangar aux murs ornés de tags et de cageots d’œufs multicolores. Deux salles en travaux offriront un studio d’enregistrement et un plateau de répétitions. En tout, ce sont plus de 800 mètres carrés qui seront ouverts courant 2010 et serviront de résidence artistique. Du jamais vu en terre marocaine !
Libération de la parole
« Si de tels lieux ont pu voir le jour, explique Hicham, c’est avant tout parce qu’il y a des artistes marocains pour les faire vivre. Pendant trop longtemps, au nom du panarabisme, on a dénigré la culture en général et tout particulièrement notre culture populaire. » Mais, avec la multiplication des festivals et surtout la libération de la parole ces dernières années, une véritable scène artistique est née. Et la jeunesse a suivi le mouvement avec intérêt. « Aujourd’hui, ajoute Hicham, les jeunes ont des idoles qui leur ressemblent et qui parlent le même langage. » La langue est l’un des éléments les plus importants de la nayda. « Les artistes, explique le linguiste Dominique Caubet, se sont réapproprié la darija, l’arabe dialectal marocain. C’est une nouvelle façon d’appréhender la culture marocaine, qui n’est plus seulement arabe mais aussi pétrie d’influences africaines, juives ou berbères. »
Certes, la nayda n’est pas la movida espagnole, et le mouvement reste encore embryonnaire. Mais pour la première fois, la culture urbaine et populaire semble avoir trouvé sa place au cœur de la ville, pour le plus grand plaisir du public. « Finalement, sans lieux qui nous fédèrent, il ne peut pas y avoir de nayda », conclut Momo.
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