Faut-il juger Chirac ?

L’ancien chef de l’État est renvoyé en correctionnelle par la juge Xavière Simeoni dans l’affaire des emplois fictifs de la Ville de Paris. Reste à savoir s’il est vraiment un justiciable comme un autre…

Publié le 9 novembre 2009 Lecture : 6 minutes.

C’est la revanche du fameux « pschitt » lancé par Jacques Chirac quand, le 14 juillet 2001 à l’Élysée, des journalistes l’avaient interrogé sur le financement de quelques-uns de ses voyages exotiques. « Les sommes se dégonflent déjà et elles feront pschitt », avait-il affirmé avant de s’insurger contre ces campagnes « abracadabrantesques ». Il avait gagné en mettant les rieurs de son côté. Mais la justice est une longue patience. Neuf ans plus tard, Xavière Simeoni, une ancienne greffière devenue juge au redoutable pôle financier de Paris, renvoie l’ancien président en correctionnelle pour ses « responsabilités » dans les « présumés emplois fictifs » de la mairie de Paris.

Cette revanche n’est pas une vengeance, malgré la lourde menace qu’elle fait peser sur Jacques Chirac dans un procès où, pour des faits comparables, Alain Juppé, l’ancien Premier ministre, avait payé de seize mois de prison avec sursis son silence complice. Xavière Simeoni n’a rien de ces petits « juges rouges » des années 1970 et 1980. Aussi peu médiatique que possible, décrite comme une bûcheuse discrète, pugnace et loyale, elle fait l’unanimité. Comme le dit plaisamment une vedette du barreau : « Si elle n’était pas juge, on dirait que c’est un être humain. » Seul Me Jean Veil, le défenseur de Chirac, sans nier ses qualités, lui reproche d’avoir instruit « exclusivement à charge ». Solidarité peu commune dans l’impitoyable univers judiciaire, des manifestations de soutien lui sont aussitôt venues des principaux syndicats de magistrats et des associations d’avocats, sans distinction de « sensibilité » politique.

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D’un procès l’autre

L’interprétation du renvoi en correctionnelle, contre l’avis du parquet, d’un ancien chef de l’État leur paraît évidente : cette initiative sans précédent serait une tentative pour sauver in extremis le juge d’instruction. Et, avec lui, « la garantie d’une justice indépendante ». Le procès Chirac en cacherait donc un autre : celui de Nicolas Sarkozy, dont la Constitution fait déjà le chef de la justice et qui achèverait de s’en assurer la maîtrise en confiant désormais l’instruction aux procureurs. Si la réforme en préparation est adoptée par le Parlement, les procureurs, nommés en Conseil des ministres sur décret du chef de l’État et hiérarchiquement dépendants du garde des Sceaux, décideront ou non d’ouvrir des enquêtes, dirigeront les investigations, soutiendront l’accusation lors des procès et veilleront à l’exécution des peines.

« Sans Xavière Simeoni, observe Christophe Regnard, président de l’Union syndicale des magistrats (largement majoritaire et de tendance modérée), il n’y aurait pas eu de renvoi dans l’affaire des emplois fictifs de Paris. » Et donc pas de procès ni de débat public contradictoire. D’autres magistrats prophétisent sombrement la fin des affaires politico-financières, au nom des intérêts du pouvoir ou de la raison d’État. L’opacité du cabinet se substituerait à la transparence de l’audience. Immense débat où les avis restent très partagés, selon qu’une affaire d’Outreau scandalise l’opinion par l’incompétence d’un juge d’instruction abandonné à lui-même ; ou qu’on apprenne, au contraire, que l’ancien patron de Vivendi, Jean-Marie Messier, a failli échapper au procès de sa gestion calamiteuse grâce au non-lieu d’un procureur.

Dans ce tumulte, Xavière Simeoni garde son sang-froid. Les dossiers sensibles, elle connaît. Elle a trouvé en arrivant au « pôle » les plus sulfureux de la finance et de la politique : Euralair, Thalès, EADS, marchés de Total en Iran, programme « pétrole contre nourriture » en Irak… L’important, explique-t-elle dans l’une de ses rares interviews (à l’Agence France-Presse), est de les aborder sans a priori, sans crainte ni excitation particulière ; de rester précise et rigoureuse, et surtout de préserver son indépendance : « Je ne fais pas partie de ceux qui se montent la tête parce qu’ils héritent d’un dossier médiatique. Si on devait tenir compte des commentaires, on ne ferait plus rien. »

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Tout juste pourrait-on lui imputer dans l’affaire Chirac le vertueux soupçon de vouloir faire avancer le droit sur la condition pénale du chef de l’État. Et d’attacher son nom à une ordonnance qui lui vaudra peut-être, un jour, la pose d’un buste ou d’un portrait dans une galerie de palais de justice – pourquoi pas à la cour d’assises de Paris, où elle doit bientôt s’installer. Il est sûr en tout cas que des générations d’étudiants plancheront sur « l’arrêt Simeoni ».

Arrangements entre amis

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L’arbitre, c’est le tribunal, rappelle Me Veil. Lui seul peut trancher entre deux décisions contradictoires. Reste à comprendre comment deux systèmes de justice peuvent aboutir à des jugements aussi inconciliables. L’un qui ne voit aucun motif de poursuites dans un dossier où l’autre détaille, après des années d’enquête, une impressionnante série d’actes délictueux : détournements de fonds publics, recrutements de complaisance, mise en place « très occulte et confidentielle » de « chargés de mission » payés par la Ville sans travailler pour les Parisiens, parfois même sans travailler du tout, et qui n’ont en réalité servi qu’aux ambitions présidentielles de Chirac pendant les douze années où il régna sans contrôle sur la capitale et ses énormes budgets.

Le langage judiciaire est terrible. Pour les connaisseurs en chiraquie, ces « abus de confiance » ne révèlent guère que des petits arrangements entre amis : un chauffeur-garde du corps pour Marc Blondel, l’ancien secrétaire général de Force ouvrière ; des collaborateurs pour Jean de Gaulle (le fils de) ; et jusqu’à un contrat pour un biologiste du sport au service de la championne cycliste Jeannie Longo. Tout l’agenda familier de ce Chirac « sympa » qui ne savait pas refuser un service, sans oublier de s’en rendre à lui-même.

Motus et bouche cousue

D’où les commentaires embarrassés du monde politique, malgré la conclusion assez générale que l’ancien président, après une longue immunité élyséenne, doit répondre de ses actes comme n’importe quel citoyen. « Ni joie ni affliction », pour François Hollande qui en profite pour décocher cette nasarde à Sarkozy : « Je ne vais pas chercher dans les poubelles des procès l’élimination de mes adversaires. » À droite comme à gauche, les plus sincères rappellent que les emplois fictifs ont été utilisés par tous les partis en mal chronique de financement. D’autres regrettent l’acharnement contre un chef d’État « qui restera dans l’Histoire, estime l’ancien ministre Jean-Pierre Chevènement, comme l’homme qui s’est opposé à la diplomatie de George W. Bush et à l’invasion de l’Irak ». Du côté de Sarkozy, échaudé par la violence des réactions à son lapsus sur la culpabilité de Dominique de Villepin dans l’affaire Clearstream, c’est motus et bouche cousue.

Les sondages montrent une opinion elle aussi divisée. Alors que la popularité de l’ancien président n’a jamais été aussi forte que depuis qu’il a quitté le pouvoir, 70 % des Français approuvent la décision d’une justice « qui doit être la même pour tous ». Ségolène Royal traduit le mieux ce cas de conscience en souhaitant qu’on laisse Chirac « tranquille », car « s’il a beaucoup à se reprocher, il a aussi beaucoup donné au pays ».

Mis en examen depuis deux ans, le « grand-père de la nation », comme l’appelle désormais la presse étrangère, a eu le temps de se préparer à un éventuel procès où il ne sera question ni de malversations ni d’enrichissement personnel. Xavière Simeoni reconnaît elle-même qu’au cours de ses auditions comme témoin, il a revendiqué la « totale responsabilité » des recrutements qu’on lui reproche, admettant même que la Ville de Paris avait salarié « certaines personnes pour l’aider à exercer ses différents mandats et responsabilités ». Il se promet aujourd’hui de justifier au cas par cas les vingt et un emplois « de complaisance » retenus par la juge. Il affiche une sérénité qui ne paraît pas feinte. Il en aura bien besoin pour assurer sans faillir la promotion de ses Mémoires, dont la parution en librairie ne pouvait plus mal – ou, au contraire, mieux tomber.

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