Karen Koning Abuzayd : une Américaine à Gaza
Pour la commissaire générale de l’UNRWA, rien n’a changé, ou presque, à Gaza depuis l’opération « Plomb durci ». La population souffre autant du blocus israélien. Quant aux 4,6 millions de réfugiés palestiniens, ils vivent toujours « entre l’espoir et le désespoir ».
Karen Koning Abuzayd est commissaire générale de l’UNRWA (Office de secours et de travaux de l’ONU pour les réfugiés palestiniens) depuis juin 2005. De son QG de Gaza, elle supervise les services éducatifs, sanitaires et sociaux, ainsi que les projets de microcrédit destinés aux 4,6 millions de réfugiés palestiniens. À ce programme disons ordinaire mis en place voilà soixante ans s’est ajoutée, depuis 2000, l’aide d’urgence pour les victimes de la guerre rampante ou ouverte.
Auparavant, Mme Abuzayd a travaillé pendant une vingtaine d’années au HCR (Haut-Commissariat aux réfugiés). C’est au Soudan qu’elle a commencé sa carrière humanitaire, où elle s’est occupée des réfugiés ougandais, tchadiens et éthiopiens fuyant la guerre et la famine. Cette Américaine connaît bien l’Afrique. Professeure de sciences politiques et d’études islamiques, elle a enseigné aux universités de Kampala et de Juba dans le Sud-Soudan. C’est là qu’elle a rencontré son futur mari, un universitaire soudanais. Ils ont eu deux enfants.
Jeune Afrique : Qu’est-ce qui a changé depuis l’opération « Plomb durci » fin 2008-début 2009 ?
Karen Koning Abuzayd : Pratiquement rien. La situation à Gaza est toujours la même. La population souffre du blocus israélien. Le matériel d’équipement est toujours interdit. Seuls sont autorisés la nourriture et des médicaments… On se débrouille avec ce qui passe à travers les tunnels. Les gens vivent de l’aide alimentaire de l’UNRWA et, quand ils ne sont pas réfugiés, des programmes d’aide internationaux. Ceux qui sont impliqués dans l’économie très intense des tunnels sont plutôt bien lotis.
On dit qu’il y a beaucoup d’argent…
Il ne provient pas d’Israël, l’argent, mais précisément de l’économie des tunnels. Or tout cet argent ne circule pas à Gaza. Il va ailleurs. Comment savoir où ? C’est une situation très étrange.
Les gens sont-ils résignés ou plutôt révoltés ?
Ils sont frustrés, en colère, mais ce qui frappe, c’est qu’ils font tout pour essayer de vivre normalement. Les familles s’occupent de leurs enfants, qui retournent à l’école. Dans les mentalités, deux éléments semblent dominer : la colère et la nécessité de s’adapter.
Le Hamas est-il toujours populaire ?
Autant que dans le passé. Je crois que si on organisait un sondage, les opinions se répartiraient en trois tiers : un qui soutiendrait le Hamas, un autre le Fatah et un troisième serait indépendant.
Et en cas d’élections aujourd’hui ?
Ce serait très intéressant. On dit que le Hamas ne gagnerait pas à Gaza, mais… en Cisjordanie. Car on le rend responsable de la situation à Gaza. Les gens sont de plus en plus malheureux, et en veulent à la fois à Israël, au Hamas et à la communauté internationale.
Reproche-t-on au Hamas d’avoir provoqué la guerre ?
Les Palestiniens sont bien informés. Ils savent que, pendant la trêve, de juin à novembre 2008, le Hamas avait arrêté les tirs de roquettes sur Israël, mais en face rien n’a changé. Tsahal a même mené des raids à Gaza, tuant sept militants. Du coup, le Hamas a riposté. Comment blâmer l’un ou l’autre ? C’est toujours l’histoire de l’œuf et de la poule…
L’aide financière a-t-elle augmenté depuis la guerre ?
Elle reste insuffisante. Le nombre de réfugiés qui se trouvent dans des conditions de pauvreté extrême est passé de 100 000 à 300 000. Le problème le plus préoccupant reste le chômage.
Notre budget régulier, qui est de 545 millions de dollars, doit nous permettre de répondre, dans les camps des territoires palestiniens, de Jordanie, du Liban, de Syrie, aux besoins en matière d’éducation, de santé, de microcrédit, etc. Nous avons enregistré cette année un déficit de 17 millions de dollars. Plusieurs budgets supplémentaires sont prévus pour l’aide d’urgence. Ils s’élèvent à 371 millions de dollars pour la bande de Gaza, 89 millions de dollars pour la Cisjordanie et 43 millions pour le nord du Liban.
L’UNRWA emploie 30 000 réfugiés. Comment sont-ils recrutés ?
Selon la procédure normale : on vérifie le passé des candidats avec les gouvernements des pays d’où ils viennent, y compris Israël, puis ils sont reçus pour l’entretien d’usage.
Quel est le statut des réfugiés palestiniens dans les pays arabes ?
En Jordanie et en Syrie, ils sont des citoyens à part entière, leurs enfants fréquentent l’école publique et ils peuvent travailler. Au Liban, ils sont considérés comme des réfugiés, vivent dans les camps et ne sont pas autorisés à travailler. Depuis 2005, la loi a été modifiée pour faciliter leur insertion socio-économique, mais les effets sont encore maigres. Le plus important est que le Liban nous autorise, depuis 2005, à améliorer les conditions de vie dans les camps.
Vous avez parlé récemment de success stories. Exemples ?
De nombreux réfugiés qui sont nés dans les camps ont travaillé pour nous, occupé des fonctions de directeurs dans nos écoles. Il y a aussi des cas qui ont réussi dans la diaspora après avoir fréquenté nos écoles…
Les gens croient-ils en la paix ou sont-ils désespérés ?
Les deux en même temps. On vit toujours, dit-on, « entre l’espoir et le désespoir ». Et il est difficile qu’il en soit autrement quand on vit depuis soixante ans avec l’espoir d’être un jour citoyen d’un État, avec des droits.
Croient-ils au droit au retour en Palestine ?
Les réfugiés vous diront qu’ils veulent que leur droit au retour soit reconnu. On ne peut pas faire de différence entre ce qu’ils croient et ce qu’ils veulent. Même s’ils savent que leur maison en Palestine n’existe plus, ils en gardent précieusement la clé avec eux.
En cas d’accord de paix, on envisage que le retour se fasse dans l’État palestinien et non en Israël. Un tel compromis vous paraît-il acceptable ?
La demande des réfugiés ne se résume pas à ce genre d’arrangement. Ils veulent pour le moment la reconnaissance de leurs droits, des compensations et un retour au pays. Je crains que, hélas, le débat à ce sujet soit sans issue.
Comment avez-vous réagi au rapport Goldstone ?
J’étais heureuse qu’un rapport définisse clairement les responsabilités de chacun. C’est d’ailleurs ce que les Palestiniens veulent. Mais que vont devenir les recommandations du rapport ?
On a l’impression que le juge Goldstone a tenu à traiter Israël et le Hamas sur un pied d’égalité, fût-ce artificiellement, pour faire passer son rapport…
Ce qui est sûr, c’est que le rapport fait 567 pages, mais, comme l’a noté une chaîne de télévision arabe, 6 % concernent les actes du Hamas et le reste ceux d’Israël.
Comment a-t-il été reçu à Gaza ?
Bien entendu, le Hamas n’était pas très content, mais au sein de la population on retenait surtout qu’une institution internationale cherchait enfin à fixer les responsabilités dans les massacres.
Certaines mesures de l’embargo israélien sont très curieuses. Pourquoi interdire les crayons ou les manuels scolaires ?
À ces questions, les responsables de la sécurité répondent que tout ce qui peut avoir un double usage est suspect. Par exemple, le papier des manuels scolaires peut être utilisé pour écrire des tracts. La liste des objets autorisés n’en comporte que dix-huit, dont le shampoing. On a donc fait venir des shampoings, mais c’était un shampoing « 2 en 1 » avec de l’après-shampoing. Le shampoing a donc été renvoyé…
Quid de cette histoire de pâtes ?
Trois sortes de pâtes étaient frappées d’interdiction. Or un membre du Congrès américain, après un séjour à Gaza au printemps dernier, a évoqué ces mesures absurdes à son retour aux États-Unis, et plusieurs de ses collègues se sont exprimés. L’un d’entre eux a lancé à la tribune : « Le peuple américain est désormais en sécurité, car les pâtes ne rentreront pas à Gaza ! » Le lendemain, il a ajouté : « Et les nouilles non plus ! » Finalement, les pâtes ont été autorisées…
Ces faits sont-ils suffisamment connus ?
Peut-être pas en France, mais ils sont régulièrement mentionnés dans les journaux locaux, et il arrive que les télés étrangères les évoquent.
Parlons des tunnels : ça a l’air de marcher très bien…
Le trafic de médicaments, de nourriture, des meubles, des appareils ménagers, des ampoules, de la lessive, etc., fonctionne à plein. Mais tout le monde n’a pas les moyens de s’y approvisionner. Parmi ceux qui peuvent le faire, on retrouve la nomenklatura de l’Autorité palestinienne, les fonctionnaires qui reçoivent un salaire, même lorsqu’ils ne travaillent pas, l’équipe des quelque 10 000 employés de l’UNRWA. Sans oublier tous ceux qui sont les acteurs de cette économie des tunnels et qui se sont d’ailleurs enrichis.
Mais toujours pas de ciment…
Si, mais en très petite quantité. Ce qui nous permet de réparer les dégâts limités dans les écoles, mais pas de reconstruire.
Qu’en est-il de la drogue ?
Ce sont surtout les antidépresseurs qui sont demandés. Pour les drogues à proprement parler, je ne sais pas. Mais on entend sans cesse des histoires invérifiables là-dessus.
La sécurité semble réelle, pour la première fois…
En effet, on se sent en sécurité à Gaza. On ne déplore plus ni enlèvements ni vols. Dans ce domaine, la compétence du Hamas ne fait aucun doute. À l’UNRWA, nous avons un responsable de la sécurité qui est en contact permanent avec les services du Hamas.
Le Hamas a essayé récemment d’interdire aux femmes de monter derrière des hommes sur les motos…
Dans le même registre, il interdit aux jeunes filles de se balader avec des garçons sur la plage. Aux yeux des fondamentalistes, ces mesures sont populaires. Mais elles provoquent parfois des signes d’agacement et de mécontentement. En réalité, on a affaire à deux mentalités contrastées. Ceux qui essaient d’empêcher les promenades mixtes ne sont pas toujours des militants du Hamas et appartiennent à des groupuscules extrémistes assez marginaux. Malgré tout, les gens résistent. Ainsi, le Centre culturel français a organisé, début octobre, une Nuit blanche qui a donné l’occasion aux Gazaouis de faire la fête, et ils ne s’en sont pas privés. Toute la nuit, ils ont envahi les places pour chanter et danser… On voyait bien qu’ils avaient besoin de s’amuser. Ce fut un grand succès.
Vous croyez à la réconciliation entre le Hamas et le Fatah ?
Elle est en tout cas absolument nécessaire. Rien n’est possible tant que ce problème n’est pas réglé, ni accord de paix, ni État. À ce sujet, les opinions sont partagées. On ne sait pas ce qui va se passer quand les forces de sécurité de l’Autorité palestinienne reviendront à Gaza… Un point positif : les enseignants du Fatah qui restaient chez eux ont repris le chemin des écoles, et sont acceptés par les autres. Il arrive donc que la nécessité impose des compromis.
Vous travaillez avec des organisations israéliennes ?
Des ONG comme B’Tselem luttent pour les droits des Palestiniens et font du très bon boulot. Nous ne travaillons pas directement avec elles parce que nous n’intervenons pas vraiment dans le même domaine.
Obama est-il populaire ?
Il l’était. Avant New York [la rencontre Abbas-Netanyahou-Obama, NDLR] et avant le Nobel. Les gens plaçaient leurs espoirs en lui. Ils se réjouissaient de voir les États-Unis avoir une politique plus équilibrée au Moyen-Orient. Et attendaient des accords de paix. Maintenant, ils redoutent que les promesses ne soient pas tenues, notamment en ce qui concerne l’arrêt de la colonisation dans les Territoires occupés.
Les Palestiniens s’intéressent-ils à l’Iran ?
Pas particulièrement. Ce qui est sûr, c’est que le Hamas est davantage lié aux Frères musulmans égyptiens qu’au Hezbollah ou à l’Iran. Il s’efforce d’incarner un islamisme sunnite modéré. Bien que l’Iran aide le Hamas, il n’en recueille pas pour autant auprès de la population, en dehors de quelques groupuscules, une sympathie particulière.
Au départ, le travail de l’UNRWA devait être « provisoire »…
Ah oui, provisoire depuis soixante ans !
Dans quelle mesure votre action ne sert-elle pas surtout à donner bonne conscience à la communauté internationale ?
La question qu’il faut se poser est celle-ci : si nous n’étions pas là, que deviendraient les réfugiés ? Où vivraient-ils ? Sous quelle structure ? Qui leur fournirait l’éducation, le travail ? De toute façon, notre action ne concerne qu’une minorité, et 60 % des Palestiniens sont autonomes et travaillent quand ils le peuvent de manière indépendante.
Vous avez publié un livre intitulé Peace Starts Here. Pourquoi ce titre ?
Pour suggérer que c’est à travers l’éducation des enfants que l’on peut changer les choses. Il faut penser aux enfants, qui représentent l’espoir et qui veulent vivre.
C’est sans doute un handicap d’être américaine à Gaza…
Détrompez-vous ! Au contraire, c’est un atout. Les gens sont très heureux de voir une Américaine leur apporter son soutien. Et puis je ne suis pas la seule. Beaucoup d’Américains travaillent à Gaza.
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