Attention, beautés fatales
Elles voulaient avoir la peau claire, elles ont été défigurées. Une campagne vient d’être lancée à Paris contre les crèmes éclaircissantes aux effets secondaires parfois mortels.
La Goutte-d’Or à Paris. Dans ce quartier du 18e arrondissement, dans le nord de la capitale, « on a l’impression que tout est permis », s’étonne, mi-médusé mi-amusé, un touriste venu de la butte Montmartre voisine. Sur les trottoirs, les marchands ambulants se bousculent pour refourguer leurs produits de contrefaçon – lunettes, ceintures, paquets de clopes… On y trouve aisément de l’herbe aussi, malgré les policiers qui patrouillent tout près, boulevard de Barbès. « On tolère ici ce qu’on ne tolérerait pas ailleurs », dénonce Ian Brossat, président du groupe communiste au Conseil de Paris et élu de ce quartier. Lui a décidé de s’attaquer à l’un des trafics les plus juteux du moment : les produits éclaircissants.
Le 3 novembre, la Ville de Paris a lancé une campagne d’information sur les dangers des lotions utilisées pour blanchir la peau. Une première en France. Pendant un mois, dans les quartiers les plus exposés, des panneaux d’affichage informeront les passants des dégâts définitifs qu’entraîne l’usage répété de produits éclaircissants – avec ce slogan : « Séduire… OUI ! Se détruire… NON ! » Des plaquettes d’information seront également distribuées, ainsi qu’une bande dessinée.
Lancée en novembre 2008, l’idée a fait son chemin grâce à l’obstination de Ian Brossat et de l’association Label Beauté noire, fondée par Isabelle Mananga-Ossey, et qui s’est fixé pour objectifs de soutenir les victimes et d’élaborer un label de qualité. Leur ambition est « d’informer la population parisienne » des effets secondaires de certains de ces produits : acné, taches, surcroît de pilosité, voire diabète et cancer… Sans oublier « les souffrances psychologiques », tient à ajouter Isabelle Mananga-Ossey.
« Les femmes savent très bien les dangers qu’elles courent », assure Mariam1, vendeuse de produits de beauté, qui jure ne pas proposer de crèmes prohibées – celles qui contiennent de l’hydroquinone, composé chimique interdit depuis 2001 dans l’Union européenne car probablement cancérigène, ou de la cortisone, une substance qui favorise le diabète. Les autres commerçants aussi s’en défendent (avec plus ou moins de conviction), mais restent peu diserts.
Mariam affirme être la seule à ne pas en proposer, et, dit-elle, « je perds beaucoup d’acheteuses à cause de ça ! » Le temps de l’entretien – dix minutes –, son comptoir a vu six clientes réclamer des produits interdits, dont certaines très jeunes, qui affirment que « c’est pour [leur] mère ». Chaque fois, Mariam prend soin de leur expliquer les dangers de leur utilisation. « Mais elles ne veulent rien savoir. Ces produits, elles les trouvent dans le magasin d’à côté »…
Des risques ignorés
« C’est un énorme business », affirme Mariam. Si aucune statistique officielle n’est disponible, 20 % des femmes noires de la capitale consommeraient ces lotions, estime la municipalité. À la Goutte-d’Or, les petites échoppes aux appellations chaloupées – Beauté tropicale, Élégance exotique, Dallas –, bourrées de produits cosmétiques, sont légion. Dans leur vitrine, les crèmes blanchissantes s’accumulent. À l’intérieur, on assure ne vendre que « celles qui sont autorisées »…
Rue des Poissonniers, Jessica, 16 ans, vient d’acheter deux boîtes d’une de ces crèmes interdites. « Pas chères », elles sont, selon elle, « plus efficaces » que les produits autorisés. « C’est plus rapide », dit-elle, tout en avouant être consciente des risques qu’elle prend. « Il faut ça si on veut avoir du succès », sourit-elle.
Être plus belle : voilà l’objectif des femmes2 qui achètent ces produits. Dans Blanchir, une affaire pas très claire, un documentaire réalisé par Olivier Enogo, diffusé lors du lancement de la campagne d’information, Aminata M’Baye raconte comment elle s’est pliée à ce supplice pour ne pas perdre son mari. « J’ai commencé à 18 ans, jusqu’à l’âge de 32 ans. Je déboursais jusqu’à 1 200 euros par mois. » Aminata s’était présentée à son mari comme une métisse ; elle ne pouvait stopper son « traitement » sans lui révéler la vérité.
Comme une drogue
« Blanchir sa peau, c’est comme une drogue », dit-elle. Et c’est bien pour cela que la campagne de la Ville de Paris ne suffira pas. « Les personnes qui utilisent ces produits savent, comme les fumeurs savent que le tabac tue. Mais elles continuent », remarque le sociologue Pap Ndiaye, auteur de La Condition noire.
« Il faudra bien que le gouvernement s’approprie le dossier. C’est une question de santé publique, qui ne touche pas que Paris », prévient Ian Brossat. Il faudra aussi « mener la guerre à ces trafiquants comme on mène la guerre aux trafiquants de drogue », estime Patrick Lozès, président du Conseil représentatif des associations noires (Cran). En avril dernier, en enquêtant à Château-Rouge – non loin de la rue de la Goutte-d’Or –, la police avait démantelé un réseau et avait saisi 100 000 pots de crèmes blanchissantes. « Mais c’est rare », témoigne Mariam, et « insuffisant », estime Ian Brossat.
Tous s’accordent : la problématique du blanchiment de la peau a des racines profondes. Elle est liée « aux discriminations raciales », selon Ian Brossat. Sa naissance remonte, ajoute Pap Ndiaye, à la colonisation et à l’esclavage, lorsque naquit « la hiérarchie mélanique ». Encore aujourd’hui, le Cran rappelle que, en France, « les sondages montrent que les Noirs sont deux fois plus victimes de discriminations que les métis ».
« Il y a un besoin social de se blanchir », confirme Pap Ndiaye. Dans le documentaire d’Enogo, Ferdinand Ezembe, docteur en psychologie, estime qu’« on ne peut pas demander aux gens d’arrêter de se blanchir, car on ne peut pas leur demander d’arrêter de réussir ». Ainsi, pour « sevrer » – le terme est de Pap Ndiaye – les accros à la cortisone et à l’hydroquinone, « il faudra changer la représentation des Noirs », estime le sociologue. Vaste chantier…
1. Le prénom a été modifié.
2. Des hommes aussi se blanchissent la peau, mais plus rarement.
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