Lyonel Trouillot : « Il n’y a d’écriture que politique »

Homme d’engagement, l’écrivain haïtien publie un nouveau roman, Yanvalou pour Charlie. Bille en tête, il s’attaque à la classe dominante de son pays, bourrée de préjugés et indifférente à la misère ambiante.

Publié le 16 novembre 2009 Lecture : 6 minutes.

Livre après livre, Lyonel Trouillot creuse son sillon, interrogeant sans relâche l’identité et les réalités haïtiennes. Dans Yanvalou pour Charlie (Actes Sud), l’écrivain, né en 1956 à Port-au-Prince, dénonce l’hypocrisie bourgeoise et fustige le cloisonnement de la société. Il marche dans les pas d’un avocat d’affaires qui a occulté ses origines et qui doit soudain les prendre en compte à nouveau. Le roman est subtil, profond, dans la lignée de ceux qui ont fait connaître Trouillot au grand public occidental (Rue des pas perdus, d’abord, puis Bicentenaire ou encore L’amour avant que j’oublie).

Né dans une famille d’avocats, Lyonel Trouillot a commencé par faire des études de droit en Haïti. Puis il s’est consacré à l’écriture de textes, articles ou poèmes, publiés dans des revues littéraires. Le succès est venu rapidement. Aujourd’hui, Trouillot est l’un des écrivains haïtiens les plus célèbres, porte-flambeau d’une culture méconnue au-delà de son île d’origine. Dans ses livres, comme dans sa vie, l’homme est engagé. Après avoir combattu la dictature de Duvalier, il a fait partie des fondateurs, avec d’autres intellectuels, du Collectif NON, qui a participé à la destitution du dictateur Aristide. Celui qui se décrit volontiers comme « le dictaphone de [ses] contemporains » est à la fois écrivain, poète, parolier, journaliste, éditorialiste… Mais il est aussi enseignant. Il anime des ateliers d’écriture et des rencontres littéraires. Et copréside, avec l’écrivain Dany Laferrière, l’association Étonnants Voyageurs Haïti, dont la prochaine édition aura lieu du 14 au 17 janvier 2010.

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De passage à Paris, cette figure emblématique de la vie littéraire haïtienne se montre aussi timide face à l’objectif du photographe que devant le calepin du journaliste. Modeste, l’air souvent grave, il laisse parfois entendre un surprenant rire cristallin. Un peu comme ces lueurs d’espoir qu’il allume dans ses livres, pour son pays.

Jeune Afrique : Dans Yanvalou pour Charlie, vous critiquez plus que jamais la bourgeoisie au pouvoir…

Lyonel Trouillot : J’ai voulu étaler le spectacle lamentable de la bourgeoisie haïtienne, sa vilenie, sa bêtise, son indifférence à la misère… C’est une caste bourrée de préjugés dont les membres oublient leurs origines. J’en avais déjà un peu parlé, mais là, j’ai attaqué le sujet de front. Cela m’agace tellement ! Quand ces gens arrivent au pouvoir, ils font exactement ce qu’ils ont dénoncé pendant des années. Récemment, j’ai entendu cette phrase de la bouche d’une grande bourgeoise : « Heureusement que les pluies vont nous débarrasser des pauvres ! » J’ai l’habitude de dire que je n’ai pas d’imagination : j’écris à partir du réel. Les laideurs du monde sont suffisantes, il suffit d’en témoigner. 

Vous-même, vous naviguez entre les différentes classes sociales ?

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Je regarde, tout simplement. Les Haïtiens ne savent plus regarder en dehors de leur propre condition. Il y a un tel mépris du populaire, un tel cloisonnement ville-campagne. Des gens comme moi ne connaissent pas la réalité des bidonvilles. Mais moi, j’y suis allé, je fréquente des personnes de ce milieu. Derrière la rue de mon enfance, qui abritait les classes moyennes, il y avait une véritable « cour des miracles ». Lorsque j’en ai parlé dans mon premier livre, ma mère m’a accusé d’avoir tout inventé ! Elle ne connaissait pas cette réalité… 

Comment écrivez-vous ?

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Certaines images finissent par se développer comme une problématique, puis les personnages se mettent en place. Ensuite, le titre vient, puis la première phrase. Je ne peux pas écrire sans la première et la dernière phrase ! Je vais d’un point à l’autre, comme ça, je ne me perds pas. Je n’ai pas de fantaisie d’écrivain : je peux écrire en buvant, en regardant la télévision, en parlant d’amour à une femme… 

Comment vous est venu le goût de l’écriture ?

Les Trouillot ont toujours écrit des livres : de droit, d’histoire, de littérature. Ainsi, la famille a toujours bénéficié d’une certaine assurance, alors même qu’on n’était ni riches ni pauvres. J’ai l’impression d’avoir toujours écrit, mais sans rêver de devenir écrivain professionnel, car cela n’existe pas dans la culture traditionnelle haïtienne. Écrire, c’est à la fois une descente aux enfers et un état de grâce qui permet de s’extirper du monde. Il y a une part de joie et de plaisir… mais il y a aussi de la douleur lorsque l’on décrit certaines situations. Par exemple, j’ai assisté à la scène de Yanvalou où l’on comprend que la mère de l’un des personnages est peut-être aussi sa sœur [ce qui implique son viol par leur père, NDLR]. C’était difficile de l’écrire. Il y a la douleur du réel et une difficulté parfois physique à coucher les mots sur le papier… 

Vous êtes connu comme un écrivain « engagé ». Le terme vous convient ?

Il n’y a d’écriture que politique. J’écris des romans, mais, au fond, j’aborde des thèmes politiques. Un sociologue a même dit que j’écrivais des romans prémonitoires… Je suis très loin du fétichisme du roman tel qu’il existe en Occident. J’écris pour moi d’abord, puis pour un ou deux individus. La littérature, c’est une relation de personne à personne. Le livre est dans la dédicace. Les prix littéraires ne sont pas essentiels, ce qui est important c’est de donner le livre à quelqu’un. 

Vous faisiez partie du Collectif NON, créé par des intellectuels et des artistes, qui a réclamé le départ du dictateur Jean-Bertrand Aristide…

Oui, j’ai même participé au gouvernement de transition, après le départ d’Aristide, au cabinet du ministre de la Culture. Le collectif s’est effondré, mais sa raison d’être demeure. Le ras-le-bol et le désespoir sont toujours là. Les gens trouveront la force de se révolter si les choses ne changent pas, car on ne peut pas vivre indéfiniment avec l’injustice. 

Vous vous définissez comme un poète ou comme un romancier ?

Je ne me définis pas ! La poésie étant le genre littéraire dominant en Haïti, je me considère comme un modeste artisan. La poésie, pour moi, c’est une fonction du langage. Je ne peux pas écrire sans entendre, sans penser la question du rythme. Le processus de transformation du réel par le langage implique forcément une dimension poétique. Le texte poétique s’impose, je le jette sur le papier, alors que le texte romanesque implique une démarche plus prétentieuse. 

Vous animez des rendez-vous importants pour la littérature haïtienne…

Les vendredis littéraires existent depuis 1994. C’est le seul espace en Haïti où un jeune peut rencontrer de grands écrivains comme Frankétienne ou Dany Laferrière. Je défends l’idée de la transmission et du passage de témoin. Des écrivains importants en ont émergé, comme Kettly Mars. La sanction du public est immédiate. On n’est pas seul. 

Pourquoi avez-vous décidé de rester dans votre pays, sous les différentes dictatures ?

Haïti, c’est mon pays d’adoption ! À 14 ans, ma mère m’a entraîné aux États-Unis. À 19 ans, j’ai fait mon premier geste d’adulte : j’ai décidé de revenir, à un moment où tous ceux qui pouvaient partir le faisaient. En 1980-1982, je me suis installé à Miami à cause de la répression politique, mais l’ennui m’en a chassé ! Rester ou partir n’est pas une question de courage. Moi, vivre ailleurs me paraissait faux. Vivre en Haïti n’est pas miraculeux ! 

L’île est le principal sujet de vos livres…

Je ne pense pas écrire sur Haïti, mais avec Haïti. C’est un pays qui se débat pour produire une belle histoire alors qu’il est du côté le plus sombre de l’Histoire. Résumer un pays, c’est aller vers la caricature : il faut rendre la complexité des choses. Les bourgeois disent que j’écris des livres qui disent du mal d’Haïti. Ce n’est pas vrai. Mes livres ne sont pas désespérés : le vrai désespoir, je crois, est muet. On dit souvent que j’ai une belle écriture. Le plus beau compliment que l’on pourrait me faire, ce n’est pas de me dire que j’écris beau. Mais que j’écris vrai. 

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