Hamid Karzaï, le reclus du palais des roses

Il a fini par accepter la tenue d’un second tour de l’élection présidentielle, qu’il devrait remporter sans coup férir. Sauf si les talibans l’en empêchent par un déchaînement de violence aveugle. En attendant, craignant pour sa vie, le chef de l’État ne s’aventure plus guère hors de son bunker.

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Publié le 3 novembre 2009 Lecture : 6 minutes.

Il a enfin cédé. Devant la pression des Occidentaux et l’obstination d’Abdullah Abdullah, son principal concurrent, Hamid Karzaï a fini par admettre que l’élection présidentielle, qu’il prétendait avoir remportée le 20 août, devait donner lieu à un second tour, le 7 novembre. Le scrutin ayant été entaché de fraudes massives et grossières, les bulletins ont dû être recomptés à de multiples reprises. Une farce que la communauté internationale n’a que modérément appréciée (elle a dépensé 225 millions de dollars dans l’opération), et les pays de la coalition occidentale encore moins (ils ont perdu plus de quatre cents hommes cette année, un record depuis le début de leur engagement, en 2001).

Karzaï aurait eu tort de s’obstiner. N’est-il pas quasi assuré de l’emporter au second tour et, du même coup, de gagner en légitimité ? S’il n’est pas déjà trop tard. Car les talibans frappent depuis cet été jusque dans Kaboul. Convois et bases de l’Otan (août et septembre), ambassade de l’Inde (le 8 octobre), un foyer de l’ONU et l’hôtel Serena (le 28)… Les attentats suicides se multiplient et la situation se détériore à une rapidité inquiétante.

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Sur les nerfs

Il n’empêche : Karzaï s’accroche à son fauteuil. Pourtant, à bientôt 52 ans, il est usé par le pouvoir. Il se plaint de ne pas avoir de vie privée et jure qu’il n’est intéressé ni par le lucre ni par le luxe. Ses proches le disent en mauvaise santé. Amaigri et éternellement enrhumé, il est « accro » à la vitamine C.

Surtout, il est très seul. Trop, sans doute, pour accomplir une tâche qui, manifestement, le dépasse. « Il est stressé, sur les nerfs et bourré de tics », se désole l’un de ses conseillers. Il tourne en rond dans le Gul Khana, ce « palais des roses » devenu une sorte de bunker dont il ne sort presque jamais tant il a peur des attentats. Pour se dégourdir les jambes, il en est réduit à l’arpenter en tous sens…

Et puis Karzaï ne comprend pas ce qui lui arrive. Ces mêmes Occidentaux qui, en 2001, l’ont installé au pouvoir et porté aux nues ne l’aiment plus ! Ils lui reprochent sa faiblesse face aux seigneurs de la guerre, la progression des talibans, l’insécurité, la corruption, et maintenant la fraude… Pour eux, il n’est plus l’homme de la situation. Et il le vit très mal. Il sait que Barack Obama ne l’apprécie guère et que les Américains ont cherché – en vain – à lui trouver un successeur. Depuis un an, lui d’ordinaire si diplomate se rebiffe contre ses tuteurs, à qui il reproche d’« oublier que l’Afghanistan est un pays souverain », de « ne pas distribuer leur aide judicieusement », d’avoir « beaucoup trop tardé à former des forces de sécurité afghanes dignes de ce nom et à prendre la mesure du danger que représentent les sanctuaires terroristes », notamment au Pakistan, le long de la frontière. Tout cela n’est pas faux. Pour aider Karzaï à reconstruire un pays ravagé par vingt-cinq ans de guerre, les moyens mis en œuvre n’ont pas toujours été à la hauteur, la stratégie a manqué de cohérence. Et les bavures de la coalition, qui exaspèrent la population, ne lui ont pas facilité la tâche.

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Paralysé de peur et guetté par la paranoïa, Karzaï est surtout victime de son propre caractère, trop conciliant, velléitaire et vaniteux. « Enfant, il préférait discuter qu’aller à la bagarre », se souvient son cousin Abdul. Déjà, il ne songeait qu’à plaire, jouant au cow-boy sur son cheval avec des bottes « américaines ». Son port altier, sa toque d’astrakan, jadis l’apanage des rois, son manteau brodé et sa cape de Mandrake lui ont valu d’être sacré « homme le plus chic de la planète » par Tom Ford, le styliste de Gucci.

Il est aussi un nostalgique du passé. Sur son bureau, à côté de la photo de son fils Mirwais, 2 ans, trône celle de feu Zaher Shah, le monarque déchu en 1973, dont il a ardemment souhaité la restauration. À son poignet, la Rolex de son grand-père, héros de la guerre d’indépendance, en 1919…

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« Il se rêve en roi »

Mais on ne vit pas éternellement sur les apparences et les souvenirs. Malade de ses divisions claniques, l’Afghanistan a besoin d’un homme d’État. Or, soucieux de ne heurter personne, Karzaï n’a jamais réussi à imposer son autorité. En a-t-il seulement la volonté ? Il ne désavoue même pas son frère cadet, pourtant accusé de trafic de drogue et, à en croire le New York Times, de collaboration avec la CIA. Désordonné, il règle les problèmes au jour le jour, sans vision d’ensemble. « Il ne délègue pas, mais n’a le temps de rien faire ; du coup, rien ne se passe », confiait un ministre en 2004. « Il se contente de régner sur son palais », renchérit un détracteur. Bref, comme le dit l’un de ses conseillers, « il se rêve en roi ».

L’immobilisme convient somme toute très bien à cet homme pétri de valeurs ancestrales. Connaissant sa naissance et son éducation, ses protecteurs américains et européens comptaient sur lui pour instaurer une démocratie à l’occidentale. Cultivé, aimable, non dépourvu d’humour et ouvert sur l’étranger, il aime la musique, la philosophie et l’équitation, parle six langues (le pachto, le dari, l’ourdou, l’hindi, l’anglais et, un peu, le français), a fait des études supérieures en Inde, vécu en exil au Pakistan et passé trois mois à l’École de journalisme de Lille, en France. Avant son mariage arrangé avec Zinat Quraishi, en 1999, il était très, très proche de Nancy DeWolf Smith, la correspondante du Wall Street Journal au Pakistan.

Mais il reste avant tout un homme de devoir. Contrairement à sa sœur et à cinq de ses six frères, tous installés aux États-Unis où ils possèdent des restaurants, il n’a jamais voulu abandonner l’Afghanistan à son sort. Il respecte scrupuleusement les cinq prières quotidiennes et les mœurs locales : sa gynécologue de femme a confié qu’il « n’aime pas » qu’elle se montre en public. On s’en doutait : on ne l’a aperçue que deux ou trois fois.

Chef de clan

Onctueux, sinueux et ambigu, Karzaï garde des réflexes de chef tribal. Issu d’une famille de notables pachtounes (l’ethnie majoritaire), il règne sur l’Afghanistan comme ses aïeux sur le clan des Popolzaï. À l’instar de son père qui passait ses journées à recevoir, dans sa vaste demeure, une kyrielle de solliciteurs, le président distribue prébendes et privilèges, nomme ou destitue gouverneurs et fonctionnaires en s’appuyant davantage sur la fidélité supposée de ses « sujets » que sur leur compétence.

Traumatisé par la mort de son père, assassiné par les talibans en 1999, il change constamment d’alliance. Tactique ou absence de stratégie ? « Il prend ses décisions sur un coup de tête, promeut les flatteurs, embrasse ses ennemis et trompe ses amis », résume l’un de ses proches.

En 2001, force est de reconnaître qu’il n’avait guère le choix. Le gouvernement de transition, qu’il présidait, était dominé par une poignée de technocrates formés en Occident et, surtout, par les moudjahidine de l’Alliance du Nord, représentants des minorités tadjike, ouzbèke et hazara. Lui n’était guère qu’une « caution » pachtoune (il est l’un des rares à ne pas s’être compromis avec les talibans). Après son élection en 2004, il a tenté d’affirmer son autorité. C’était le moment ou jamais : ses relations avec les alliés se détérioraient, la population s’impatientait et les talibans repassaient à l’offensive. Il s’est alors entouré de quelques cadres compétents, d’anciens communistes formés par les Soviétiques.

Mais à la fin mai 2006, après qu’un convoi américain a fauché des piétons à Kaboul, des émeutes éclatent dans la capitale. Karzaï panique, se croit victime d’un complot des « Nordistes » et s’aperçoit avec horreur qu’il ne dispose d’aucune base politique. Le roi qu’il croyait être est nu !

Il esquisse alors des négociations avec les talibans, avec un succès très limité, et « pachtounise » l’État. Aujourd’hui, les membres du Hezb-e-Islami, le parti fondamentaliste de Gulbuddin Hekmatyar, proche des talibans, gravitent autour de lui. Pour gagner les voix d’autres ethnies dans sa course à la présidentielle, il pactise aussi avec des seigneurs de la guerre accusés de violations des droits de l’homme et de trafic de drogue. Les Occidentaux sont furieux. Sur la défensive, il se dispute avec Richard Holbrooke, l’envoyé spécial des États-Unis dans la région, avant d’accepter un second tour de scrutin.

Que fera-t-il de sa victoire plus que probable ? Coincé entre ses conseillers et ses alliés, on voit mal comment Hamid Karzaï pourrait développer une vision politique qui lui a fait jusqu’ici défaut. A fortiori dans un climat d’extrême violence. 

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