Algérie : l’émeute pour le dire

Le quartier de Diar Echems, dans les faubourgs de la capitale, a connu une poussée de fièvre similaire à celles qui sévissent sporadiquement à travers le pays. À l’origine de ces explosions de violence : misère et frustration.

Publié le 9 novembre 2009 Lecture : 7 minutes.

Alger, 19 octobre 2009, 22 h 30. Un convoi de berlines fonce, toutes sirènes hurlantes, vers le palais d’El-Mouradia. Le président Abdelaziz Bouteflika est furieux. La veille, il avait présidé un Conseil des ministres à l’issue duquel le projet de loi de finances 2010 a été rendu public. Le budget de l’État prévoit une importante redistribution de la manne pétrolière : 9 milliards d’euros pour la masse salariale de la fonction publique, ainsi qu’une provision de 2,3 milliards d’euros affectée à la prochaine augmentation du salaire national minimum garanti (SNMG), qui sera négociée dans le cadre de la tripartite attendue avant la fin de l’année. Et c’est au lendemain de cette annonce que le quartier de Diar Echems, dans les faubourgs d’Alger, a choisi de s’embraser.

Diar Echems, littéralement « les Maisons du soleil », est situé sur la colline où trône le Sanctuaire des martyrs, haut lieu de recueillement de l’Algérie officielle, à moins d’un kilomètre à vol d’oiseau du bureau présidentiel, en face du prestigieux Riad el-Feth, espace que se partagent activités commerciales et événements culturels. Le quartier surplombe le « Ravin de la femme sauvage », dont les contrebas ont été transformés en centre d’affaires avec ses nombreuses tours modernes abritant les sièges de banques privées et de groupes industriels. Îlot de misère où survivent dans des conditions indignes plus de 20 000 Algérois, Diar Echems a sombré dans la violence le 19 octobre. L’étincelle qui a mis le feu aux poudres ? Les versions divergent. Les uns évoquent la publication d’une liste des bénéficiaires de logement, les autres le refus municipal de voir d’étendre un bidonville qui allait empiéter sur un terrain de football communal. Toute la journée, des dizaines de jeunes, souvent mineurs, ont saccagé le mobilier urbain de leur quartier – Abribus, lampadaires – et brûlé plusieurs véhicules. Les forces antiémeutes ont eu le plus grand mal à confiner les émeutiers à Diar Echems. 

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Niche de misère entourée de faste

Alger, 19 octobre, 22 h 35. Noureddine Yazid Zerhouni, ministre de l’Intérieur, est reçu par Bouteflika. Il lui fait un rapport circonstancié : situation grave mais sous contrôle. Diar Echems vit une poussée de fièvre similaire à celles qui sévissent sporadiquement dans divers endroits du territoire. Les symptômes sont les mêmes, les effets identiques. Cocktails Molotov contre gaz lacrymogènes. Sabres et machettes de fortune contre matraques et lances à eau.

Niche de misère entourée de faste, Diar Echems concentre plus de 1 500 familles dans des cités construites il y a plus d’un demi-siècle par un pouvoir colonial qui les avait dédiées à 300 familles indigènes. Cinquante ans plus tard, les « cages à poules » ont vu leur taux d’occupation décupler. Les dépendances sont squattées, les salles de bains transformées en chambres à coucher. Dans les cités de Diar Echems, où ont fleuri des bidonvilles imperméables aux lois de la République et aux règles d’hygiène les plus élémentaires, on dort à tour de rôle. Un résident crie son désespoir : « Chacun de nous dispose de 3 m2 d’espace, moins qu’un détenu selon les normes pénitentiaires en vigueur en Algérie. » Gaza, l’embargo en moins. Les demandes de logement se comptant par centaines, la distribution d’un quota de soixante nouvelles habitations a déclenché la colère des nombreux « recalés ».

Si l’insurrection est circonscrite au seul quartier de Diar Echems, les affrontements entre manifestants et forces de l’ordre sont d’une extrême violence. Les agents en civil (d’une redoutable efficacité pour l’identification des meneurs) ou en uniforme sont bombardés de toutes sortes d’objets. Du haut des balcons, les mères et sœurs des émeutiers larguent des appareils électroménagers sur les policiers au pied des immeubles. Les échauffourées, qui ont duré quarante-huit heures et fait la une de la presse privée, ont alimenté les conversations à Alger, mais n’ont pas paralysé les activités. Une dizaine de jours auparavant, une rixe entre jeunes de deux quartiers avait provoqué des heurts d’une violence inouïe à Bab el-Oued, faisant plusieurs blessés par armes blanches et des dégâts estimés à plusieurs millions de dinars. Vendettas et émeutes sont devenues monnaie courante, faisant de l’Algérie un pays de jacqueries à répétition. De même qu’ils ont fini par digérer la violence terroriste, les attentats à la bombe et les faux barrages, les Algériens se sont résignés à ces explosions sociales sporadiques et sans lendemain.

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Discrédités, les élus locaux ne participent généralement pas aux négociations avec les représentants des populations en colère. En l’occurrence, c’est le wali – le préfet d’Alger – et ses adjoints qui ont pris langue avec les « sages du quartier », des fonctionnaires de l’administration, des cadres d’entreprises publiques ou encore des retraités… de la police. Zerhouni demande « de la patience aux résidents de Diar Echems » et promet le lancement, dans quelques semaines, d’un programme de réalisation de 35 000 logements destiné exclusivement à permettre l’éradication des habitations précaires d’Alger. Mieux : le quartier devrait être rasé et la population relogée dans les nouvelles cités en chantier à la périphérie de la capitale. Conséquence : dans quelques années, le prix du mètre carré au Ravin de la femme sauvage, intégralement transformé en centre d’affaires, devrait flamber. 

Corruption

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La fièvre de Diar Echems est retombée aussi vite qu’elle est apparue. Les carcasses de voitures et de bennes d’ordures calcinées ont été déblayées. Sur les quinze personnes interpellées lors des affrontements, dix ont été relâchées (dont quatre mineurs qui ont rejoint leurs collèges) et cinq condamnés à de la prison ferme après une comparution immédiate devant le tribunal d’Alger. Une dizaine de policiers grièvement blessés sont soignés dans une clinique de la police. « Les seules victimes enregistrées sont dans le camp des forces de l’ordre, ce qui dénote d’une amélioration de la gestion des foules hostiles », se félicite presque Zerhouni. Dans l’entourage du président, ces explosions de colère destructrice sont perçues comme « un signe de vitalité de la population, mais une vitalité mal canalisée ». Langage policé ou politique ? S’il est généralement admis que ces poussées de fièvre sont spontanées et non le fruit de quelque manipulation d’une opposition de moins en moins influente, il n’en reste pas moins qu’on demeure perplexe en haut lieu face à l’indifférence de cette même population à « une redistribution de la manne pétrolière nettement plus transparente par rapport aux décennies précédentes ». En cause : la corruption et une machine bureaucratique dont les lourdeurs sont devenues insupportables. « L’injection d’énormes enveloppes financières destinées au développement local a fortement perturbé les fragiles équilibres sociaux au niveau des communes et des régions, analyse Sabiha, sociologue dans une grande entreprise d’État. La passation de marchés est devenue source d’enrichissement pour les élus locaux et les fonctionnaires véreux. Des entreprises fictives voient le jour le temps d’une soumission. Elles raflent le marché et leurs dirigeants touchent des enveloppes faramineuses avant de disparaître dans la nature. D’immenses fortunes ont été ainsi bâties, tantôt de manière légale et habile, tantôt de façon délictuelle. Le citoyen n’est pas dupe et, de temps à autre, les sommes de frustrations dégénèrent en émeutes aussi violentes qu’éphémères. » L’émeute pour dire ses frustrations et sa colère ? Voilà qui illustre une certaine faillite des politiques. Pouvoir et opposition confondus. Les partis de l’Alliance présidentielle évitent d’évoquer les « foyers de tensions » et leurs adversaires fustigent l’incapacité des gouvernants à gérer les affaires publiques.

À Annaba, Ouargla, Alger ou ailleurs, l’expression du ras-le-bol est considérée comme légitime par le reste de la population. En revanche, les débordements de violence et les destructions de biens publics sont totalement réprouvés par l’opinion. Entre Djelfa et Laghouat, aux portes du Sahara, deux routiers discutent autour d’un café dans un relais. Tous deux déplorent que les « gamins » aient détruit les Abribus qui protègent des intempéries ou offrent un peu d’ombre à leurs pères, leurs grandes sœurs ou grands frères sur le chemin du travail.

Si Diar Echems a vécu des événements hélas récurrents, l’émeute des 19 et 20 octobre a une particularité. Pour la première fois, outre les cagoules et les keffiehs, certains émeutiers ont ajouté à leur panoplie le drapeau national. N’y voyez aucune nouvelle victoire pour les partis se réclamant du courant nationaliste (FLN, RND ou FNA), ni un succès de la « famille révolutionnaire ». Ces signes de patriotisme trouvent sans doute leur explication dans les performances de l’équipe nationale de football, bien placée pour se qualifier au Mondial sud-africain.

Toutes les explosions sociales qui ont secoué le pays ces dernières années sont très vite retombées. Sauf une. Celle qui sévit à Berriane, au point kilométrique 555 de la route ­nationale 1 reliant Alger à Ghardaïa. Depuis mars 2007, cette ville de la vallée du Mzab est le théâtre d’affrontements entre les deux communautés qui y résident : les malékites et les ibadites. Une compagnie des forces antiémeutes y est même déployée en permanence pour s’interposer entre les belligérants. Mais c’est une autre histoire…

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