L’art marocain se joue de la crise

Un business qui bénéficie de l’intérêt du roi pour la peinture, du dynamisme des maisons de ventes aux enchères et de l’appétit des collectionneurs privés et des fondations.

Publié le 28 octobre 2009 Lecture : 5 minutes.

Dans la galerie d’art l’Atelier 21, à Casablanca, le 6 octobre dernier. Il est à peine 19 heures. Précédés des photographes et de la télévision 2M, les premiers invités, tendance chic ou bohème, découvrent l’exposition « Mutations ordinaires », de l’artiste marocain Hassan Darsi. Ses dorures appliquées sur des photographies de vagues déferlant sur la corniche de Casablanca ou de dents de sagesse géantes en résine questionnent. « Ce n’est pas une exposition facile à vendre, explique Aziz Daki, directeur associé de l’Atelier 21, critique d’art et commissaire d’exposition. Hassan Darsi est connu comme artiste contemporain, régulièrement invité à l’étranger, mais il n’était pas présent dans les circuits de vente. C’est un peu une star irréductible. » « En dix-huit ans au Maroc, c’est la première fois que j’expose dans une galerie commerciale », confie Hassan Darsi. Que l’artiste réfractaire, dont le prix des œuvres s’échelonne de 8 000 à 100 000 dirhams (DH, 710 à 8 880 euros), décide enfin de franchir le Rubicon illustre l’engouement pour un marché de l’art en plein essor.

L’augmentation rapide du nombre de galeries à Casablanca (une bonne douzaine ont pignon sur rue), Marrakech, Essaouira ou Rabat en atteste. Un boom qui s’explique en grande partie par l’ouverture des premières maisons de ventes aux enchères. Le Maroc en compte cinq : la Compagnie marocaine des œuvres et objets d’art (CMOOA), la première à apparaître en 2002, suivie de MémoArts, Maroc Auction, Tanger Auction et Eldon & Choukri. Avant leur arrivée, les ventes étaient principalement enregistrées pour des artistes orientalistes à des prix se situant autour de 100 000 DH, et pour des peintures marocaines de qualité, modernes, à partir de 40 000-50 000 DH. 

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Les prix multipliés par sept

Aujourd’hui, les artistes vivent mieux, beaucoup mieux. En sept ans, les prix des peintures marocaines ont été facilement multipliés par six ou sept, estiment les observateurs. La star est sans conteste le peintre et sculpteur Mahi Binebine. À 51 ans, établi à Marrakech après avoir évolué à New York, il a vu sa cote exploser, pour atteindre 1,5 million de DH (133 000 euros) lors d’une vente à la CMOOA. « Les Marocains ne sont pas habitués à de tels prix. Jamais un artiste local n’avait atteint un tel niveau de son vivant. C’est un phénomène complètement nouveau », indique Tania Bennani-Smires, sociologue de l’art et responsable du mécénat à la fondation ONA.

Les vedettes du moment s’appellent aussi Mounir Fatmi, Mohamed El Baz, Miloud Labied, Abdelkebir Rabi, Fouad Bellamine. Désormais, les œuvres majeures se vendent entre 500 000 et 1 million de DH (89 000 euros). Si l’attrait est élevé pour l’art moderne (Hassan El Glaoui, Jilali Gharbaoui, Ahmed Cherkaoui, Mohamed Ben Allal, etc.), c’est la peinture orientaliste réalisée au Maroc (Jacques Majorelle, Edy Legrand) qui bat tous les records. « Majorelle est l’artiste le mieux vendu chez nous, avec des prix qui ont atteint 300 000 euros », confie Hicham Daoudi, cofondateur de la CMOOA, qui table sur un chiffre d’affaires compris entre 85 et 90 millions de DH, avec cinq ventes cette année.

« Aujourd’hui, on estime le marché de l’art marocain à 400 millions de DH par an. Sans les barrières douanières et les restrictions à la vente – la sortie d’une œuvre d’art est soumise à l’autorisation du ministère de la Culture –, le marché serait de 1,2 milliard de DH, estime le directeur de la CMOOA. Actuellement, nous ne pouvons pas prendre de clients à l’étranger, pour lesquels nous ne pouvons garantir la livraison de l’achat. » Alors certains se débrouillent, achètent des tableaux qu’ils conservent au Maroc pour décorer leurs résidences secon­daires.

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Fermé sur lui-même pour l’instant, le marché de l’art marocain est largement tiré par les particuliers, qui s’approprient 70 % du volume des ventes, et les institutionnels : les banques (Société générale Maroc, Attijariwafa Bank, Caisse de dépôt et de gestion, Bank Al-Maghrib, Crédit agricole), les compagnies d’assurances et certaines entreprises (Office chérifien des phosphates, ONA) parmi les plus actives. « La force de ce marché est de savoir que le roi lui-même en est un grand acteur », complète Hicham Daoudi. 

Cent collectionneurs privés

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C’est en effet sous l’impulsion royale que l’engouement pour l’art marocain s’est développé, par mimétisme courtisan, souci du placement ou par passion pour l’art marocain. Les grands collectionneurs seraient une bonne centaine. Parmi eux, les frères ennemis de l’immobilier : Anas Sefrioui, PDG du groupe Addoha, et Miloud Chaabi, à la tête d’Ynna Holding. Le premier affiche son penchant pour le peintre marrakchi Hassan El Glaoui, spécialisé dans les fantasias et la représentation de chevaux. Le second collectionne les toiles de Jilali Gharbaoui, précurseur de l’art abstrait au Maroc. On compte également le financier Fadel Iraqi, l’ancien patron de la CGEM et président du groupe Saham, Moulay Hafid Elalamy, l’avocat et homme d’affaires Mohamed Berrada (actionnaire de Colorado) ou encore Abdelaziz Tazi, président du conseil de surveillance de Société générale Maroc.

« C’est très souvent dans un esprit identitaire que l’achat se produit, plus que dans un esprit spéculatif. C’est toute la différence entre le Maroc et le Moyen-Orient. À Dubaï, par exemple, on observe des phénomènes de foire. On achète un jour, on revend le lendemain. Quelqu’un qui achète une pièce au Maroc la revend très difficilement et ne cherche pas à effectuer un bénéfice immédiat. En huit ans, les gens qui ont acheté chez moi n’ont jamais revendu leurs œuvres », assure Hicham Daoudi.

Le profil des acheteurs change pourtant. La génération de collectionneurs fortunés de 50 à 70 ans est suivie par un public plus jeune de cadres ayant entre 30 et 40 ans. « Ils vont souvent se priver pour acheter en plusieurs fois des pièces comprises entre 25 000 et 40 000 DH », indique le directeur de l’Atelier 21. La crise ? « Il y a un tassement des prix, mais nous n’avons pas ressenti de baisse de la demande », souligne ce dernier. Il est vrai que les fondations, l’un des piliers majeurs du business de l’art, animent en permanence le marché (acquisitions d’œuvres, expositions, colloques…). La fondation Société générale prépare ainsi une exposition collective sur le thème du corps. Nichée au siège de la banque à Casablanca, la collection de l’établissement, démarrée dans les années 1970, compte 1 050 œuvres. « Nous achetons en moyenne entre 10 et 20 œuvres chaque année. Récemment, nous avons acquis des tableaux d’Edy Legrand, de Chaïbia Tallal et de son fils, de Gharbaoui… », indique Mohamed Rachdi, responsable du mécénat. De son côté, la fondation ONA participe largement à travers les Villas des arts de Casablanca et de Rabat, musées d’art contemporain, à la promotion des artistes marocains grâce à une collection qui comprend 700 œuvres. Soit, toutefois, trois fois moins que la collection Actua, la fondation d’Attijariwafa Bank. Créée en 1997, elle compte près de 2 000 œuvres. Les achats ont été interrompus en 2006, le président de la banque ne souhaitant pas concourir à l’emballement des prix. « Aujourd’hui, la politique est de conserver, répertorier, valoriser, diffuser la collection auprès des jeunes publics », souligne Ghita Triki, responsable de la fondation. « Avec la structuration du marché et l’ouverture attendue du Musée national d’art contemporain à Rabat, la valeur marchande des artistes devrait encore s’accroître », estime Hicham Daoudi.

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