Badiâa Sekfali

Née en Algérie mais installée au Québec, elle enseigne le français aux immigrés. Et écrit pour les enfants des contes humanistes inspirés par ses origines.

Publié le 20 octobre 2009 Lecture : 5 minutes.

« Il faisait les cent pas dans la rame de métro, tout le monde le regardait parce qu’il se parlait à lui-même. Dans une grande ville comme Montréal, il y a toujours des gens un peu perdus. Mais quand mon regard s’est posé sur lui, je l’ai reconnu… » Badiâa Sekfali raconte avec tristesse l’un des plus grands chocs qu’elle ait ressentis depuis son arrivée au Canada, à la fin des années 1990. Quand elle croisa un de ses anciens élèves qui, ce jour-là, semblait au bord de la folie. Un émigré égyptien à qui elle avait enseigné le français, deux mois plus tôt… Ancienne militante et rescapée des années sombres de l’Algérie, Badiâa Sekfali a toujours gardé en elle son amour de la langue française. Elle le transmet en donnant des cours aux immigrés qui arrivent au Canada. Et en écrivant des contes pour enfants.

C’est une prof comme on les aime. Lunettes discrètes, voix douce et posée, silhouette généreuse : on n’a guère de mal à croire que les enfants sont captivés lorsqu’elle lit ses contes dans les écoles. Ni que ses anciens élèves viennent régulièrement lui rendre visite et donner des nouvelles. Badiâa aime plus que tout qu’on lui raconte des histoires de réussite.

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« Les immigrants qui débarquent sans repères au Canada, dans une société qui ne leur ressemble pas, ont besoin de recréer un milieu social, dit-elle. Oui, ce pays donne sa chance à tout le monde, mais il faut comprendre le système pour pouvoir faire son chemin. Et ici, au Québec, ça passe aussi par la langue française. »

Immigrés que les autorités québécoises invitent à prendre des cours de français pour mieux les préparer au marché de l’emploi, les élèves de Badiâa Sekfali apprennent, grâce à elle, à exprimer leurs besoins, leurs compétences, leurs idées et leurs espoirs de réussite. C’est avec fierté que l’enseignante confie : « Parfois, d’anciens élèves viennent me voir pour m’informer qu’ils travaillent désormais dans une station de radio ou qu’ils ont décroché un job à l’hôpital. Je suis très fière d’eux. »

Mais cette amoureuse de la langue de Molière a trouvé un autre moyen de communiquer sa passion : les contes pour enfants. « Mon plaisir d’écrire ne date pas d’aujourd’hui, mais les maisons d’édition ne sont pas toujours preneuses. Mes contes me viennent de ma grand-mère, décédée à l’âge de 106 ans. J’éprouve un réel plaisir à transmettre ce patrimoine. Un jour, la directrice des éditions Les 400 coups m’a appelée pour m’annoncer que deux de mes contes allaient être publiés. »

En 2005 sort Hedidwan, l’histoire d’un pauvre père de famille qui décide de se rendre en pèlerinage à La Mecque avec ses sept fils, dont le plus jeune fait preuve de courage et d’ingéniosité face aux ogres. Deux ans plus tard paraît Farouj le coq, qui, en août 2008, lui vaut d’être finaliste du prix TD de littérature canadienne pour l’enfance et la jeunesse.

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Pourquoi ce choix de l’enfance ? Parce que, dit-elle, « c’est le monde le plus beau, celui où la personnalité se construit. On peut y bâtir des ponts entre les cultures : les enfants sont très ouverts aux autres. Mes contes favorisent cette ouverture et leur font comprendre la différence ». Dans son prochain texte, elle espère aborder le conflit israélo-palestinien, qui « soulève les passions, mais n’a guère de réalité pour les enfants ».

Née à El-Eulma dans une famille de neuf enfants dont elle est l’aînée, elle a eu une enfance heureuse. Le métier de son père, enseignant, l’a incitée à suivre un parcours classique en français, puis à intégrer l’École normale supérieure d’Alger. Elle est ensuite nommée inspectrice générale et, parallèlement, s’engage avec son mari, prof de philo, dans la défense des droits des femmes. Ensemble, ils fondent l’association Isbeth (« Nous sommes là ») pour combattre toutes les formes d’intégrisme violent dans l’Algérie des années 1990.

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Rapidement, son amour du français apparaît aux islamistes radicaux comme une forme de « promotion de la langue de l’ennemi ». Ce qui, bien sûr, l’expose à de terribles représailles.

Politiquement de gauche et fervent défenseur d’un islam moderne, son mari rencontrait régulièrement les intégristes locaux pour discuter et leur faire comprendre qu’ils n’étaient pas les seuls à vouloir aider le peuple. « À cette époque, il avait l’impression d’être seul contre tous. Le combat dans l’intérieur du pays, à Sétif en l’occurrence, était plus difficile qu’à Alger. »

C’est au sortir d’une de ces réunions houleuses que son mari succombe à une crise cardiaque. « Il n’y a pas de lien direct entre sa mort et la réunion, mais pour moi, ils l’ont tué. »

En 1994, Badiâa, qui est mère de trois enfants, se sent en danger et décide de s’exiler en Tunisie. « Naïvement, se souvient-elle, je croyais à une certaine solidarité intermaghrébine, celle dont on rêve tous, mais qui n’a pas encore vu le jour ». Elle va vite déchanter. Des responsables tunisiens lui avaient promis monts et merveilles si elle se décidait à fuir le terrorisme. Résultat ? « Je n’ai reçu aucune aide. Mes diplômes et mon expérience n’étant pas reconnus, j’ai dû tout reprendre de zéro. J’ai commencé par donner des cours particuliers. C’était très dur, mais mes enfants ont pu poursuivre leur scolarité. »

Comme tant d’autres Algériens, elle aurait pu émigrer en France. Mais ses enfants s’y sont toujours refusés, par crainte d’être victimes de racisme. C’est alors qu’est née l’« hypothèse Canada ». La fille de Badiâa Sekfali aidait les Tunisiennes désireuses d’immigrer dans ce pays à remplir correctement leur demande de visa. Alors, un jour de 1996, la famille décide à son tour de franchir le pas et dépose une demande de résidence permanente. En 1998, tout ce petit monde débarque à Montréal.  La première année a été rude. « J’ai donné beaucoup de cours particuliers, fait du bénévolat dans des centres communautaires et même à l’Association de la famille chinoise ! », confie-t-elle en riant. « J’étais abonnée aux très bas salaires, j’envoyais des CV partout. » Finalement, la commission scolaire de Montréal lui propose un poste d’enseignante. Non permanent puisque, chaque année, elle doit attendre septembre pour connaître son lieu d’affectation. Peu importe : « J’adore enseigner aux immigrants, il y a chez eux une forte volonté d’apprendre, un réel espoir. »

Aujourd’hui, Badiâa Sekfali est titulaire d’une maîtrise en didactique du français, obtenue à l’université de Montréal, où elle est désormais chargée de cours. Elle contribue également à la rédaction d’ouvrages scolaires. Chaque année, elle rend visite à sa mère, à Sétif. Elle ne regrette certes pas son choix, mais ne renie ni ses origines ni son patrimoine culturel, dont se nourrissent ses contes. Son rêve ? Les lire un jour à ses petits-enfants. Pour leur transmettre une part de leur histoire.

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