Sénégal-Liban : la face cachée de l’intégration
Installés au pays de la Teranga depuis plus d’un siècle, les Libanais sont considérés comme des « Sénégalais entièrement à part ».
Les Libanais d’Afrique
Les Libanais ont-ils de vilains défauts ? Si l’on en croit nombre de Sénégalais, « ils adorent l’argent », « ce sont de grands fraudeurs », « ils sont trop riches » et, pour couronner le tout, « ils sont racistes ». Mais cette piètre opinion affichée à l’égard « des fils du pays du Cèdre » s’apparente plus à des clichés ressassés qu’à une réalité vécue au quotidien. D’ailleurs, depuis une dizaine d’années, il y a comme un rapprochement entre les « Sénégalais bon teint » et ces milliers de Libano-Sénégalais, qui pour beaucoup n’ont jamais mis les pieds dans leur pays d’origine, ont oublié la langue arabe et maîtrisent parfaitement le wolof. Autre signe d’intégration : ils ne vivent pas en vase clos. Eux aussi sont frappés par la pauvreté.
Environ 60 % de pauvres
« On peut affirmer sans exagérer qu’environ 60 % d’entre eux sont pauvres ou connaissent de sérieuses difficultés financières », assure Dalale Derwiche, la présidente de l’association de femmes Al-Hoda (« Sur la bonne voie »). En vingt ans, leur niveau de vie s’est considérablement dégradé. « Dans les années 1970, nous assurions une aide ponctuelle. Actuellement, nous soutenons une quarantaine de familles. Le plus souvent, elles n’arrivent pas à payer les loyers, la scolarité des enfants ou les soins de santé », ajoute Dalale.
Ce phénomène s’est accentué dans les années 1990 avec l’arrivée massive dans le petit commerce des « Baol-baols ». Ces Sénégalais pour la plupart mourides (confrérie islamique très active dans les affaires) ont investi l’agroalimentaire, l’électroménager et le textile, longtemps dominés par les Libanais. Face à cette concurrence, beaucoup ont dû fermer boutique. Quelques-uns se sont reconvertis dans la petite industrie. D’autres sont allés tenter leur chance ailleurs, en Gambie, en Guinée-Bissau, en Guinée-Conakry et en Côte d’Ivoire… Entre 1970 et 2009, la communauté est ainsi passée de 50 000 membres à moins de 30 000. Rares sont ceux qui retournent vers la terre de leurs ancêtres, où ils n’ont plus guère d’attaches. Exceptés quelques privilégiés qui ont acquis des terrains et des biens immobiliers.
Ceux qui ne veulent pas quitter le Sénégal – la plupart y sont nés – s’installent dans les villes de l’intérieur ou dans la banlieue dakaroise, car la vie y est moins chère. L’association Al-Hoda constate qu’ils sont de plus en plus nombreux à Pikine et Guédiawaye. Le plus souvent, il s’agit de métis et de couples mixtes. Malgré la bonne entente entre les communautés, le métissage est encore mal vu. Alors, quand ça va mal, on s’en va et on recherche un certain anonymat.
C’est à Guédiawaye, dans un petit appartement qu’il partage avec sa mère, son demi-frère, son épouse sénégalaise, ses cinq enfants et deux locataires, que Mounir Safieddine, 47 ans, a reçu Jeune Afrique. Hormis sa couleur de peau, rien ne différencie Mounir de ses amis sénégalais. Il manie le wolof à merveille et se dit parfaitement intégré. Il a grandi dans ce quartier, accueilli par une famille sénégalaise. « Après la séparation de mes parents [une mère métisse et un père libanais], moi et mes deux frères nous avons été rejetés à cause de nos origines africaines », explique-t-il avec pudeur. Seul un oncle paternel est resté en contact.
Pourtant, et paradoxalement pourrait-on ajouter, la très grande majorité des Libanais affiche avec fierté sa nationalité sénégalaise. Et en de nombreuses occasions, elle laisse exploser sa « sénégalité ». Par exemple, lors des matches de football. Quand la sélection nationale, les Lions de la Teranga, dispute une rencontre importante, les jeunes Libanais portant des tee-shirts aux couleurs du pays enfourchent des scooters et sillonnent Dakar en agitant des drapeaux vert-jaune-rouge. Pour eux, il n’y a aucun doute, ils sont sénégalais. Oui, mais des citoyens à part.
Absence sur la scène politique
« Ils s’engagent très peu en politique et, à quelques exceptions près, n’ont jamais occupé de hautes fonctions dans l’administration. Il n’y a jamais eu de ministres libanais », constate Haïdar el-Ali, deuxième vice-président du Conseil régional de Dakar, fondateur de la Fédération démocratique des écologistes du Sénégal (FDES), un parti d’opposition. Pour lui, ses compatriotes ont peur de s’engager à cause des préjugés. Aly Saleh, un métis, a été maire de Dahra (capitale économique du Djolof, à 280 km de Dakar) pendant dix-huit ans et a milité avant l’indépendance dans les formations qui donnèrent naissance au Parti socialiste. Il connaît « très bien le problème », mais ne veut pas en dire plus. « Sujet trop sensible et douloureux » pour un homme qui a été membre d’un cabinet ministériel de 1962 à 1967, sénateur de Linguère en 1999 et premier questeur du Sénat. « Je n’ai jamais eu de difficultés avec les populations, qui sont beaucoup plus préoccupées par les actions du candidat que par ses origines », glisse-t-il.
« Le problème est plutôt du côté de l’élite intellectuelle, qui a du mal à nous accepter au sein des instances dirigeantes », soutient pour sa part une personnalité libanaise sous le couvert de l’anonymat. Selon elle, ses compatriotes s’intéressent pourtant de plus en plus à la vie publique et aimeraient y participer. « Lors de la présidentielle de 2000, pour la première fois, beaucoup sont allés voter », soutient-elle. Un premier pas vers une citoyenneté pleine et entière.
« Au Sénégal, nous n’avons pas de problèmes ethniques mais l’intégration des minorités n’est pas une évidence. On nous considère encore trop souvent comme des Sénégalais entièrement à part », résume Fayçal Sharara, vice-président du patronat, issu de la grande famille des Sharara. « Les choses avancent tout de même, et lorsque j’ai été le président de l’Institution de prévoyance retraite du Sénégal [Ipres], de 2001 à 2003, quasiment personne n’a évoqué mes origines », conclut cet homme de 60 ans, retiré des affaires mais bien décidé à peser au sein de la société civile sénégalaise.
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