Lettres à Abdellah
Intellectuels et artistes marocains s’adressent à une jeunesse souvent peu considérée. Et l’encouragent à rejeter les conservatismes et à briser les tabous. À l’initiative d’un écrivain engagé, Abdellah Taïa.
C’est en juin 2007 que le grand public marocain a découvert Abdellah Taïa. Lorsque l’hebdomadaire Tel Quel lui consacre sa une. Au-dessus du visage poupin de l’artiste, un titre : « Homosexuel envers et contre tous ». Rendu célèbre par cette révélation fracassante, Taïa devient le premier artiste marocain à parler de son homosexualité à visage découvert.
« J’ai été très étonné. Il n’y a pas eu de réactions violentes. Au contraire, une femme voilée m’a même félicité pour mon courage. » Il y a quelques mois, il a été invité au micro de Hit Radio. Dans une émission où il a répondu en direct aux questions les plus franches des auditeurs. « Je crois que ça a été un des moments les plus forts de ma vie », commente-t-il. Mais ne craint-il pas que l’on parle plus de son homosexualité que de ses qualités littéraires ? « L’écriture a été essentielle dans ma quête de liberté. Je n’ai aucun problème à parler de mon homosexualité : c’est une revendication liée à ma liberté individuelle, je ne la formule pas au nom d’une communauté en particulier. »
Misère de son enfance
C’est en effet d’abord dans ses romans, tous autobiographiques, qu’Abdellah Taïa se dévoile. Dans Le Rouge du tarbouche, sorti en France en 2004, il revient sur ses premières années d’étudiant à Paris. Exilé, homosexuel, il fait face aux difficultés de la vie quotidienne et apprend à apprivoiser le monde qui l’entoure. Dans Une mélancolie arabe, son dernier roman, le lecteur découvre de nouvelles facettes de ce héros fragile : sa passion pour le cinéma, ses histoires d’amour malheureuses. Sans fausse pudeur, dans un style à la fois poétique et très cru, Taïa décrit à la manière d’un Mohamed Choukri ou d’un Jean Genet son initiation à l’amour, la découverte de son homosexualité mais aussi la misère de son enfance.
À la fin des années 1970, le jeune Abdellah est l’un de ces « enfants va-nu-pieds » du quartier populaire de Hay Salam de Salé, au Maroc. « Nous étions pauvres, raconte-t-il. On avait le sentiment de n’être rien. » Ses parents sont illettrés, mais son père, gardien à la bibliothèque générale de Rabat, nourrit pour les livres un respect sans limites. « Étudier, étudier : c’était notre seule obsession. » D’autant que l’enfant, efféminé, selon ses propres aveux, est la cible des moqueries de ses voisins, qui, la nuit, hurlent des obscénités sous sa fenêtre. « J’ai compris que je n’avais pas d’autres choix que le silence ou la mort », avoue-t-il.
À 13 ans, l’adolescent s’électrocute et tombe dans un semi-coma pendant près d’une heure. « Pendant ce long moment d’inconscience, j’ai eu une révélation. À partir de cet instant, je me suis inventé un monde à part, fait d’études et de cinéma. Cet ailleurs, c’était déjà de la littérature. » De cette enfance solitaire et silencieuse, Taïa a gardé un regard empreint de mélancolie. « Comme Pessoa, que j’admire profondément, avoue-t-il, j’ai l’impression que les gens sont toujours plus heureux que moi. »
Bon élève au lycée, durant son temps libre il dévore les magazines que son frère, fonctionnaire au ministère de l’Information, rapporte à la maison. C’est là que commence sa passion pour le septième art. L’année du bac, il rêve d’intégrer la Fémis, prestigieuse école de cinéma parisienne, mais il lui faut le deug. Qu’à cela ne tienne, le jeune homme s’inscrit à la faculté de lettres à Rabat, malgré un niveau de français très faible.
« Au Maroc, quand on est très pauvre, on est constamment découragé. On se rit de vos ambitions. Le jour de mon inscription à la fac, une employée de l’accueil m’a pris à part. Elle a vu que nous étions du même milieu social et m’a dit : “Regarde autour de toi, les étudiants sont riches, ils parlent le français. Au lieu de perdre ton temps ici, va faire quelque chose d’utile”. » Abdellah Taïa finira major de sa promotion…
Nouvelle génération
Depuis, il ne cesse de combattre ce fatalisme. Raison pour laquelle il publie les Lettres à un jeune Marocain, rédigées à sa demande par dix-huit intellectuels et artistes pour encourager, aider la jeunesse du royaume à s’affranchir des poids du passé, et à regarder l’avenir avec confiance et audace. On y retrouve le réalisateur Faouzi Bensaïdi, l’écrivaine Najat el-Hachmi mais aussi Tahar Ben Jelloun ou le patron de Hit Radio, Younès Boumehdi. « Aujourd’hui, il y a davantage de libertés au Maroc, mais le peuple n’est pas éduqué. On ne l’a pas préparé à cette liberté. Et il n’ose briser les tabous. »
Presque malgré lui, Abdellah Taïa est devenu le symbole de cette nouvelle génération d’artistes, soucieux de défendre les libertés individuelles et d’agir pour leur pays. Lui qui se rêvait en réalisateur de cinéma est aujourd’hui un écrivain à succès. Son roman Le Rouge du tarbouche, repris en 2006 par une maison d’édition marocaine, s’est vendu à plus de 10 000 exemplaires. Un exploit pour une œuvre en français.
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