La face cachée du « Pays des purs »

Tandis que djihadistes et militaires s’étripent dans les montagnes, les grandes villes sont le théâtre d’une floraison artistique multiforme. Et parfois très subversive.

Publié le 6 octobre 2009 Lecture : 4 minutes.

Engagés dans une lutte à mort contre l’islamisme armé en Afghanistan et au Pakistan, les Occidentaux ne connaissent guère de ce dernier pays que les images complaisamment diffusées par leurs médias : villes ensanglantées par des attentats kamikazes, « barbus » écumant de haine, etc. Tout cela n’est pas faux, bien sûr, mais ne constitue qu’une partie de la réalité.

Un groupe d’intellectuels d’Islamabad le rappelait récemment dans Pakistaniaat (« l’identité pakistanaise »), la revue culturelle qu’ils ont lancée au cours de l’été : « Tous les Pakistanais ne sont pas des fondamentalistes. La plupart pratiquent un islam modéré, teinté de soufisme. Comme tout le monde, ils éprouvent de l’amour, de la haine, de la jalousie ou de la sympathie. Ils dansent, chantent, font de la peinture et produisent des œuvres littéraires pour exprimer leur rejet des exactions perpétrées au nom de la religion. »

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De grandes villes comme Karachi, Islamabad ou Lahore manifestent une vitalité culturelle impressionnante. Capitale de la province du Pendjab, cette dernière est culturellement très métissée : architectures moghole et coloniale y cohabitent harmonieusement. Le soir venu, il n’est pas rare de voir des professeurs de l’Atchinson College, qui forme l’élite intellectuelle du pays, se mêler au public des qawwali [chants de dévotion islamique]. Mais la musique traditionnelle ne règne plus sans partage. Depuis les années 1990 et le débarquement des télévisions par satellite, une véritable scène rock underground a fait son apparition. À elle seule, Islamabad compte une vingtaine de groupes qui se produisent dans des cafés, plus rarement des salles de concerts, devant des publics d’adolescents hystériques en tee-shirts et jeans déchirés. Issus le plus souvent des classes aisées, ces jeunes n’hésitent pas à brocarder le pouvoir et ses alliances dangereuses. Lors de chacun de ses concerts, le groupe Bumbu Sauce, d’Islamabad, entonne par exemple, avec un accent yankee prononcé, cet hymne quelque peu paradoxal : « We’re gonna fight with the talibans against… Uncle Sam » ! 

Expo à New York

Témoignage de cette effervescence créatrice : l’exposition d’art contemporain pakistanais (« Hanging Fire ») qui s’est ouverte le mois dernier à l’Asia Society Museum, à New York. Elle réunit des œuvres originales et audacieuses réalisées par une quinzaine d’artistes qui, pour la plupart, vivent et travaillent dans leur pays d’origine et sont souvent diplômés du National College of Arts de Lahore, qui passe pour l’une des meilleures écoles d’art au monde. Les visiteurs y sont accueillis par un immense buffle d’eau à la queue teinte au henné contemplant le monde du haut d’un piédestal incongru : une colonne ionique. À en croire Huma Mulji, l’auteure de cette sculpture, il s’agit d’une métaphore de son pays tentant de se frayer un chemin vers la modernité à travers son passé féodal. Non sans déchirements, d’ailleurs, car comme l’a expliqué l’artiste au New York Times, le Pakistan vivant simultanément « trois cents ans dans le passé et trente ans dans l’avenir ».

Depuis l’indépendance du pays, en 1947, et en dépit d’une pauvreté endémique et de turbulences géopolitiques récurrentes, la littérature, le théâtre, le cinéma et les arts visuels sont sortis des limbes. Peu à peu, ils s’imposent sur la scène internationale. Dans les grandes villes, galeries d’art et écoles de dessin poussent comme des champignons, tandis que les studios de cinéma commencent à concurrencer Bollywood, le grand rival indien. Artistes, cinéastes et écrivains produisent des œuvres de qualité, souvent subversives, qui interrogent la place et le rôle de la religion, interpellent les politiques, réfléchissent aux effets dévastateurs de la guerre sur les populations civiles et imaginent la libération de la femme dans le contexte d’une société musulmane et patriarcale.

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Ces créateurs ont souvent maille à partir avec les autorités. Comme naguère Saadat Hasan Manto, le célèbre romancier et nouvelliste de langue ourdoue mort en 1955 d’une cirrhose du foie. Selon la légende, celui-ci était à ce point un fabuleux conteur que mêmes les magistrats qui l’envoyaient en prison dans la journée pour avoir bravé la censure l’invitaient, le soir, à dîner chez eux. Pour le simple plaisir de l’écouter. 

« Obscénités »

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Dans les années 1970, la situation des artistes et des écrivains a beaucoup souffert de l’islamisation rampante du pays entreprise par le dictateur Mohammed Zia ul-Haq. Militaire très pieux, celui-ci ne voyait dans la culture et le divertissement que des fahashi (« obscénités »). Les régimes démocratiques qui ont suivi ont libéré la parole, mais, de l’avis même des artistes, c’est curieusement sous le régime autocratique du général Pervez Musharraf qu’ils se sont sentis le plus libres. Les conditions de la création s’étant, à cette époque, beaucoup améliorées, nombre de créateurs exilés à Londres, Paris ou Berlin sont rentrés au bercail.

C’est le cas de Hamra Abbas, qui participe à l’exposition new-yorkaise et dont les œuvres sont souvent explicitement sexuelles. La jeune artiste explique que si son travail a été influencé par l’art européen en raison du long séjour qu’elle a fait à Berlin, il a gagné en maturité et en subtilité après son retour au Pakistan. Abbas a installé dans la galerie ouest de l’Asia Society Museum une somptueuse jument ailée en fibre de verre inspirée de Buraq, la légendaire monture du Prophète, omniprésente dans l’imagerie populaire pakistanaise. Dans l’interprétation de Hamra Abbas, Buraq joue le rôle d’un… sex-toy que la sculptrice aurait elle-même enfourché dans l’intimité de son atelier. Mais sans s’élever jusqu’aux cieux, comme le veut la légende…

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