Le film du carnage de Conakry
Guinée : l’état sauvage
Décidés à empêcher une candidature à la présidentielle du 31 janvier 2010 de Moussa Dadis Camara, le chef de la junte au pouvoir depuis le 23 décembre 2008, les chefs des partis politiques réunis au sein du Forum des Forces vives de la Guinée (FFVG) invitent leurs militants et sympathisants à une manifestation populaire. Ils choisissent le 28 septembre, jour anniversaire du « non » au référendum gaulliste de 1958, qui marque le début de l’indépendance de leur pays. Cette fois c’est pour un « non » à Dadis.
Le 26 septembre, le ministre de la Jeunesse, Fodéba Isto Keira, annonce que le stade du 28-Septembre, point de ralliement de la manifestation du FFVG, est fermé jusqu’à nouvel ordre. Le lendemain, son homologue de l’Intérieur, Frédéric Kolié, interdit le rassemblement. Pour couronner le tout, Moussa Dadis Camara décrète la journée du 28 septembre fériée. Une première, d’autant que la proclamation de l’indépendance, jour de la fête nationale, est le 2 octobre. Qu’importe, le chef de la junte cherche, en tuant toute activité le jour de la manifestation, à couper l’herbe sous le pied de ses détracteurs.
Lundi 28 septembre
1 heure du matin
La journée commence tôt pour Moussa Dadis Camara. Le chef de la junte, habitué à passer la nuit éveillé, interrompt par un coup de fil le sommeil de l’ex-Premier ministre Sidya Touré, leader de l’Union des forces républicaines (UFR), un des piliers du FFVG. « Monsieur le Premier ministre, la raison de mon appel est simple, lui lance Dadis. Je vous demande de convaincre vos amis de renoncer à votre projet. Le 28 septembre est un jour commun à tous les Guinéens. Vous ne pouvez pas vous l’approprier. […] Si vous tenez à votre manifestation, je vous propose de la tenir le 29 septembre, au stade de Nongo [un quartier très reculé de la banlieue de Conakry, NDLR]. » Réponse de Sidya Touré : « Je ne suis pas les Forces vives et ne saurais accepter votre proposition en leur nom. Je la transmettrai tout de même demain matin, même si je doute fort qu’elle puisse être acceptée. Il est trop tard pour reporter la manifestation. Nous en sommes à quelques heures, et tout le monde dort en ce moment. »
6 h 30
Une pluie diluvienne s’abat sur Conakry. La capitale se réveille. Les leaders du FFVG, qui s’étaient donné rendez-vous à 8 heures au domicile de Jean-Marie Doré, leader de l’Union pour le progrès de la Guinée (UPG), situé à Donka, à quelque dix minutes de marche du stade du 28-Septembre, n’arrivent sur les lieux que vers 9 heures. Outre leur hôte, sont présents Sidya Touré, Cellou Dalein Diallo, de l’Union des forces démocratiques de Guinée (UFDG), François Lonseny Fall, du Front uni pour la démocratie et le changement (Fudec), Mouctar Diallo, des Nouvelles Forces démocratiques (NFD), Mamadou Baadiko Bah, de l’Union des forces démocratiques (UFD)… Ne manquent à l’appel, parmi les leaders politiques de premier plan, qu’Alpha Condé, président du Rassemblement du peuple de Guinée (RPG), en déplacement aux États-Unis, et Lansana Kouyaté, du Parti de l’espoir pour le développement national (PEDN), en voyage au Venezuela à l’occasion du sommet Amérique du Sud – Afrique.
Entre 8 heures et 9 heures, un groupe de jeunes commence à se masser devant l’entrée principale du stade. Déjà le face-à-face avec les forces de l’ordre est tendu. La foule, de plus en plus nombreuse, barre la route de Donka, une artère névralgique de la capitale qui relie le stade au centre-ville. Craignant d’être débordés par des manifestants de plus en plus excités, qui n’en peuvent plus d’attendre pour pénétrer dans l’enceinte, les hommes en armes, principalement des Bérets rouges de la garde présidentielle, jettent des grenades lacrymogènes dans le tas pour les disperser.
Les premiers affrontements éclatent. Les premiers tirs à balles réelles fauchent trois personnes et en blessent des dizaines d’autres. Malgré la violence de la charge, les manifestants n’abdiquent pas et sont bientôt rejoints par des milliers d’autres, qui ont victorieusement bravé les barrages militaires à Enco 5, Cosa, Belle-Vue, Dixinn, Hamdallaye… pour arriver au point de ralliement.
10 heures
Face à la déferlante humaine devenue incontrôlable, les forces de l’ordre sont contraintes de se replier et d’abandonner le stade, qui se remplit jusqu’à la pelouse et dans les gradins en quelques minutes. Les chefs de l’opposition se préparent à partir vers le stade, lorsque Jean-Marie Doré leur annonce l’arrivée de l’imam de la grande mosquée Fayçal, Elhadj Ibrahima Bah, et de Mgr Albert Gomez de l’Église anglicane. « Ils sont porteurs d’un message de la junte. Je pense qu’il est utile de les écouter », dit Jean-Marie Doré. Réponse du jeune et bouillant Mouctar Diallo : « Nous n’avons plus le temps d’écouter des chefs religieux qui viennent pour nous dissuader de mener notre action. Comme vous le savez tous, les nouvelles sont mauvaises. Il y a déjà trois morts et des blessés graves parmi nos militants. Nous devons les rejoindre au plus vite. » Finalement, Jean-Marie Doré est désigné pour rencontrer l’imam et le pasteur avant de rallier le reste du groupe au stade.
10 h 10
Sidya Touré, Cellou Dalein Diallo, François Lonseny Fall, Mouctar Diallo, Mamadou Baadiko Bah prennent la tête d’un groupe de militants qui les attendaient à la porte du domicile de Doré. Tous se dirigent à pas lents vers le stade du 28-Septembre. Après 400 mètres de marche, ils butent, juste en face du portail de l’université Gamal-Abdel-Nasser, qui jouxte le stade, sur des éléments lourdement armés et surexcités. Ces derniers les somment de rebrousser chemin. Ils refusent d’obtempérer.
S’ensuivent des escarmouches, de légères bousculades, et un dialogue de sourds. Les hommes en armes, qui tirent en l’air pour intimider leurs vis-à-vis, arrêtent trois jeunes manifestants, martèlent avoir reçu l’ordre de ne laisser personne passer, joignent leur supérieur au téléphone. Dix minutes plus tard, le commandant Moussa Tiégboro Camara, ministre à la présidence chargé de la Lutte antidrogue et du Grand Banditisme, arrive sur les lieux dans un pick-up blindé de la gendarmerie. Aujourd’hui à la tête d’un bataillon de 600 gendarmes et commandos mis à sa disposition par Moussa Dadis Camara, sanglé dans un treillis camouflage et coiffé d’un béret vert, il ordonne aux meneurs : « Vous devez arrêter immédiatement cette marche et respecter l’autorité de l’État. Cette journée est fériée et la manifestation est interdite. » Apostrophant Sidya Touré, il lui assène : « J’étais à côté du président Dadis quand il vous appelait hier. Il vous a demandé d’attendre demain pour mener votre action à Nongo. » Et s’entend répondre : « Dadis ne m’a pas appelé hier mais cette nuit. Voici la trace de son coup de fil sur mon portable. Quant à cette journée, c’est la première fois qu’elle est décrétée fériée. Et pour une raison simple : empêcher la tenue de notre meeting, prévu de longue date. » Et le leader de l’UFR de tenter un stratagème : « Laissez-nous au moins arriver au stade pour dire à nos militants de rentrer. » « C’est niet », rétorque sèchement son interlocuteur. S’ensuit une demi-heure d’échanges houleux, au cours desquels Moussa Tiégboro Camara menace d’arrêter Mouctar Diallo.
Alors que certains des politiciens envisagent un repli stratégique – Mamadou Baadiko Bah propose mezza-voce de prendre les véhicules pour contourner le cordon et se retrouver en banlieue, où leurs sympathisants sont fortement mobilisés –, une rumeur arrivée au stade bouleverse la donne. Informés que les chefs de l’opposition sont retenus à 300 mètres de là, plusieurs centaines de militants sortent du complexe sportif pour aller à leur rencontre et prennent en sandwich le commandant et ses éléments.
Encerclés, perdus dans une marée humaine, Moussa Tiégboro Camara et ses hommes se replient, non sans tirer des coups de feu en l’air pour se frayer un passage.
11 heures
Les leaders des Forces vives pénètrent, sous les acclamations, dans ce stade de plus de 35 000 places archicomble. L’ambiance, malgré tout, est bon enfant.
Pendant ce temps au camp Alpha-Yaya, Moussa Tiégboro Camara essuie la colère de Dadis : « Ce meeting ne doit pas avoir lieu ! J’y vais moi-même si vous n’êtes pas capables de rétablir l’ordre. Il faut l’empêcher par tous les moyens. » Son aide de camp et chef de la garde rapprochée, Aboubacar « Toumba » Diakité, décide alors de prendre les choses en main.
11 h 30
Au moins trois cents hommes, parmi lesquels des Bérets rouges de la garde présidentielle et des hommes cagoulés parlant un mélange d’anglais et de créole (plus tard identifiés comme étant d’ex-rebelles libériens et sierra-léonais), se dirigent vers le stade, sous la conduite de Moussa Tiégboro Camara, d’Aboubacar Diakité et de Siba Théodore Kourouma, attaché de cabinet et neveu du chef de la junte.
Les troupes encerclent le stade avant de faire irruption dans l’enceinte. Les manifestants sont pris au piège. La répression commence. La foule désarmée va subir les foudres des militaires. Tirs dans le tas, à balles réelles, jets de grenades lacrymogènes, attaques au couteau, coups de gourdin… Débandade, bousculades, cris de détresse, la panique est totale… Les morts, tombés sous les tirs à bout portant, jonchent par dizaines la pelouse et les tribunes. Les ex-rebelles, parfois des Guinéens qui avaient fait feu chez leurs voisins, reproduisent les violences barbares déjà utilisées au Liberia et en Sierra Leone. Les femmes sont déshabillées, violées, humiliées… Suprême cruauté : certaines d’entre elles sont violées au canon de fusil.
« C’était tuer ou être tué », expliquera quelques jours plus tard, sur les antennes de RFI, un des membres du Bata, le bataillon de troupes aéroportées. S’ils n’obéissaient pas, les soldats risquaient le feu de leur supérieur. Bouleversé par ce qu’il a vu, ce militaire confirme toutes les exactions, et entre 160 et 180 morts. Qui a donné l’ordre de tuer ? « Il n’y a plus de hiérarchie en ce moment dans l’armée, tout le monde donne des ordres, c’est la pagaille », poursuit ce soldat visiblement paniqué par la situation.
Les chefs politiques sont encerclés dans la loge officielle, où ils ont pris place, battus jusqu’au sang, à coups de crosse, de gourdin, de poing, de pieds… « Pour les opposants, on devait leur montrer qui commande le pays, leur faire peur, les chicoter, pas les tuer », a expliqué sur RFI le militaire du Bata. Les dommages corporels sont sérieux : cinq côtes cassées et une blessure à la tête pour Cellou Dalein Diallo, François Lonseny Fall est blessé au poignet, Mouctar Diallo gît ensanglanté… Considéré comme le plus déterminé des meneurs, Sidya Touré est violemment frappé à la tête à coups de gourdin – il se retrouvera avec cinq points de suture – par un militaire qui lui hurle : « Je vais te tuer. Je vais te manger. » Toumba tient des propos similaires à Cellou Dalein Diallo, un Peul : « Si tu continues à nous emmerder, je te tue. Si les gens de ton ethnie réagissent, je les fais tous tuer. »
Sans l’intervention du ministre Tiégboro Camara, Cellou Dalein Diallo serait probablement mort.
Puis les leaders politiques, en sang, parfois dans un état grave, sont évacués. Sidya Touré, François Fall et Mouctar Diallo sont embarqués dans le véhicule de Toumba. Cellou Dalein Diallo et Bah Oury, un cadre de son parti, sont jetés dans le pick-up de Moussa Tiégboro Camara. Jean-Marie Doré et d’autres sont transportés dans une fourgonnette.
Tous prennent la direction de la clinique Ambroise-Paré, au quartier Camayenne, sur la corniche est, où ils arrivent à 12 h 30 après avoir traversé la ville à tombeau ouvert.
Alors que l’équipe médicale s’apprête à les prendre en charge, Siba Théodore Kourouma fait irruption dans la cour de l’établissement. Il apostrophe violemment Toumba, l’aide de camp, et le ministre Moussa Tiégboro, en brandissant une grenade : « Je vais faire exploser cette clinique si vous y gardez ces messieurs. Il faut les acheminer directement au camp Alpha-Yaya-Diallo [où sont établis les quartiers du chef de la junte, NDLR]. »
12 h 40
Les blessés, dont au moins un en civière, ressortent de la clinique pour des destinations diverses. Sidya Touré, Jean-Marie Doré, Mouctar Diallo et François Fall sont emmenés à l’état-major de la gendarmerie, tandis que Cellou Dalein Diallo et Bah Oury sont déposés au camp Samory-Touré.
Alors que les manifestations se poursuivent dans les quartiers pour protester contre les tueries, les hommes en armes continuent à tirer, à violenter les femmes, à piller les biens privés…
14 heures
Ils arrivent au domicile de Cellou Dalein Diallo, sur la corniche de Dixinn, le saccagent et le pillent. Deux voitures au moins, une berline allemande et un 4X4, sont endommagées. La maison de Sidya Touré, située à La Minière, subira le même sort quelques heures plus tard. Les militaires en repartiront avec quatre véhicules, des postes de télévision et un coffre. La villa de Jean-Marie Doré sera aussi mise à sac.
15 heures
La Croix-Rouge commence la collecte des corps dans une ville dévastée. À 17 h 30, 58 cadavres s’entassent à la morgue de l’hôpital de Donka. La tâche des bénévoles est d’autant plus difficile que les Bérets rouges procèdent eux aussi au ramassage, dans le but probable de dissimuler les corps. Des témoins les ont vus à l’hôpital Ignace-Deen et dans d’autres établissements de la capitale s’emparer de cadavres qui y avaient été déposés. Combien de corps ont-ils récupérés ? Où les ont-ils gardés ou ensevelis ? Quel est le nombre exact de ceux qui ont perdu la vie ? Alors que les condamnations fusent de partout dans le monde, que l’UFR parle de 130 morts, et que l’Organisation guinéenne pour la défense des droits de l’homme avance le chiffre de 157, Dadis se réunit au camp Alpha-Yaya-Diallo avec un cercle restreint de fidèles. À l’insu de Claude Pivi, son ministre de la Sécurité, étrangement absent ce jour-là et invisible sur le lieu des affrontements, et de Sékouba Konaté, en déplacement, qui n’a regagné la capitale qu’à la nuit tombée.
Sentant la gravité de la situation, le chef de la junte ordonne que les leaders des Forces vives soient emmenés à la clinique Pasteur, au quartier Manquepas, en centre-ville, pour recevoir des soins – ce qui est fait à 16 heures. Et se penche sur un projet de communiqué. Il estime alors à 43 le nombre de morts, exprime les regrets de la junte, promet la mise sur pied d’une commission d’enquête… Le texte sera diffusé le lendemain matin. Interrogé sur RFI, Moussa Dadis Camara se défausse sur une armée qu’il ne contrôle pas, indexe des manifestants qui auraient soustrait des armes dans des commissariats de police attaqués, et se dit « désolé, très désolé »…
22 heures
Les nouveaux pensionnaires de la clinique Pasteur, entourée par des hommes lourdement armés, se concertent et s’accordent sur la nécessité de préparer une plainte à déposer auprès de la Cour pénale internationale contre Moussa Dadis Camara et toute autre personne impliquée dans les tueries, viols et pillages.
23 heures
Le Premier ministre, Kabiné Komara, le secrétaire d’État aux Affaires religieuses, Elhadj Koutoubou Sano, Moussa Tiégboro Camara, et deux religieux, l’imam Elhadj Ibrahima Bah et Mgr Albert Gomez, se rendent au chevet des malades. Komara leur exprime sa « profonde consternation » et les informe que « le président a donné l’instruction de [les] libérer ».
La délégation se charge personnellement de reconduire Sidya Touré, François Fall et Mouctar Diallo à leurs domiciles respectifs. Jean-Marie Doré, durement passé à tabac, est gardé en observation jusqu’au lendemain 10 heures. Les médecins craignent une hémorragie interne. Cellou Dalein Diallo, qui nécessite encore des soins pour ses côtes cassées, est retenu, dans l’attente d’une évacuation sur Dakar.
Épilogue
Mardi 29. Cellou Dalein Diallo n’est toujours pas autorisé à partir, il ne sera évacué sur Dakar que le jeudi 1er octobre. Les condamnations pleuvent. Dehors, encore des tirs sporadiques rappellent que l’incident n’est pas clos. Le 2 octobre, personne n’aura le cœur à commémorer l’indépendance. La Guinée pleure, elle est en deuil. La tension est vive. « On va s’entretuer, ici. S’il n’y a pas de force d’intervention, on va tomber dans l’anarchie », prophétise le militaire qui a bien voulu témoigner, en pensant peut-être qu’il est encore temps d’éviter le pire.
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Guinée : l’état sauvage
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