La bataille d’Istanbul
Les pays émergents ne veulent plus que les Américains et les Européens dirigent les institutions financières internationales en solo. Ils ont profité des assemblées annuelles du Fonds et de la Banque pour faire valoir leurs droits.
L’étudiant turc qui, le 1er octobre, à l’Université Bilgi d’Istanbul, a tenté d’atteindre avec une chaussure de sport Dominique Strauss-Kahn, le directeur général du Fonds monétaire international (FMI), au cri de « FMI hors de Turquie ! » s’est trompé de cible et de combat.
La bonne cible aurait été les gouvernements successifs d’Ankara qui ont laissé la Turquie s’enfoncer dans de graves déficits publics que le FMI l’aide à maîtriser depuis plusieurs années. Le bon combat, c’est celui qu’ont mené les chefs d’État et de gouvernement des pays émergents au G20, à Pittsburgh, les 24 et 25 septembre dernier, pour obtenir que le FMI et la Banque mondiale ne soient plus gouvernés en solo par les Américains et les Européens.
Comme Robert Zoellick, le président de la Banque, ne cesse de le répéter « la crise est en train de redistribuer les pouvoirs ». Elle a gravement affecté les économies avancées, d’où elle est partie, mais nettement moins les pays émergents – à l’exclusion de la Russie –, dont beaucoup ont évité la récession (Chine, Inde) ou ont pu, du moins, limiter son impact (Brésil, Afrique du Sud).
Autrement dit, le rattrapage du monde industrialisé par les pays en développement s’est poursuivi durant la crise. Ce qui devrait valoir à ces derniers plus de place et plus de poids dans la gestion des institutions de Bretton Woods. Or leur montée en puissance se fait à la vitesse d’un escargot.
Transferts de vote
En avril 2008, les 186 pays membres de ces institutions avaient adopté une formule plus équitable de calcul de leurs poids économiques – et donc politique – respectifs ; cette formule corrigeait la donnée de base : le produit intérieur brut, calculé notamment en parité de pouvoir d’achat, en l’associant aux réserves en devises, aux balances courantes et à l’ouverture de chaque pays. Mais la réforme des quotas et des droits de vote qui s’est ensuivie au FMI n’a porté que sur le transfert de 2 % des pouvoirs et n’est toujours pas achevée !
Par la voix de Lula da Silva, le président du Brésil, la Chine, l’Inde, l’Afrique du Sud et la Russie ont donc fait vigoureusement valoir au G20 qu’il fallait accélérer le mouvement si la communauté internationale voulait faire des deux institutions les embryons légitimes d’une gouvernance économique mondiale.
À Pittsburgh, le 25 septembre, ils ont obtenu en partie satisfaction : ils demandaient un transfert de 7 % des droits de vote ; le G20 a opté pour 5 %, réforme à mettre en œuvre avant avril 2010 à la Banque mondiale et avant janvier 2011 au FMI.
C’est dire si les assemblées générales des deux institutions, les 6 et le 7 octobre à Istanbul, ont été agitées en coulisses par une bataille pour savoir qui gagnera (ou perdra) en puissance.
Du côté des gagnants potentiels figure d’abord la Chine, qui, selon la formule officielle, pourrait prétendre voir son poids passer de 4 % du capital du FMI à 7,5 %, soit 3,5 points de mieux, puis la Corée du Sud (à laquelle il manque 0,8 point), Singapour (0,7), la Turquie (0,6), le Mexique (0,3) et le Brésil (0,2). Certaines de ces réallocations seront symboliques, mais leur total dépasse d’ores et déjà les 5 points à transférer…
Du côté des perdants éventuels, on se bouscule pour désigner le voisin. Les Américains déclarent – ce qui est vrai – que leur pourcentage de voix (16,7 %) correspond à leur poids. Ils renvoient sur les Européens (additionnés, les 27 membres de l’Union européenne pèsent 32 %) la nécessité de consentir des sacrifices. Ceux-ci rétorquent que le vrai problème est le veto que les États-Unis exercent de fait, puisqu’ils sont les seuls à pouvoir bloquer toutes les décisions importantes nécessitant une majorité de 85 %.
« Vaches à lait »
Les Français veulent bien reconnaître un surpoids de 0,3 %, tout comme les Britanniques, d’ailleurs. Mais les Européens soulignent qu’il n’est « pas question de transformer le FMI et la Banque, chargés de gérer d’importantes masses financières, en une sorte d’ONU où chaque pays détient une voix », et qu’il n’est pas question non plus « que les vaches à lait européennes qui sont les premières contributrices aux budgets soient les premières sacrifiées ».
Ils contre-attaquent en démontrant que 65 pays pauvres et 44 pays émergents sont surreprésentés et devraient, eux aussi, céder des voix. Parmi ceux-ci, deux pays inattendus, l’Arabie saoudite, qui détient 2,1 % de trop, et l’Inde, en excédent d’environ 0,3 point. La bataille de chiffonniers qui commence promet d’être rude !
Les réunions d’Istanbul ont été aussi l’occasion de prendre officiellement connaissance de la bonne nouvelle, « la première depuis longtemps ! » a souligné Olivier Blanchard, l’économiste en chef du FMI : « La reprise a débuté, a-t-il déclaré, et les marchés financiers sont sur la voie de la guérison. »
Selon le « Panorama économique mondial » publié par le Fonds le 1er octobre, le redémarrage est plus fort et plus rapide qu’on ne l’annonçait il y a trois mois. Ce qui permet aux augures de prédire une récession mondiale en 2009 (– 1,1 %) moins grave qu’on ne le redoutait en juillet (– 1,4 %), et une croissance en 2010 (+ 3,1 %) supérieure aux prévisions initiales (+ 2,5 %).
Les pays avancés sont moins bien lotis (– 3,4 % en 2009 et + 1,3 % en 2010) que les pays en développement et émergents (+ 1,7 % et + 5,5 %). La Chine caracole en tête (+ 9 % en 2010) devant l’Inde (+ 6,4 %), mais l’Afrique fait preuve d’une bonne santé persistante (+ 4 %), emmenée par l’Angola (+ 9 %) et l’Éthiopie (+ 7 %), tout comme le Moyen-Orient (+ 4,1 %), emmené par l’Égypte (+ 4,5 %). Les pays latino-américains se rétablissent (+ 3 %), à l’image du Brésil (+ 3,5 %). C’est encore l’Europe qui peine le plus à renouer avec la croissance : la zone euro ne dépassera pas les + 0,3 % et la Russie + 1,5 % (après – 7,5 % en 2009).
Tout n’est pas rose pour autant. Comme l’a déclaré le directeur général du FMI, « tant que le chômage ne décroîtra pas, il sera difficile de dire que la crise est terminée ». En Afrique subsaharienne, pour la première fois de la décennie, le produit intérieur brut par tête recule. C’est dire si les appels de Robert Zoellick à un renforcement de l’aide aux pays pauvres demeurent d’actualité.
C’est dire aussi pourquoi Dominique Strauss-Kahn demande à tous les pays qui en ont les moyens de maintenir leurs plans de soutien aux banques ou à l’économie tant que le crédit ne sera pas redevenu suffisant, et la croissance « robuste ». Car il ne faut pas se faire d’illusions : la reprise sera lente, et l’économie ne retrouvera pas de sitôt sa vigueur d’avant la crise.
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