Contre un ordre mondial de l’absurde

Ancien secrétaire général de la Ligue des États arabes

Publié le 29 septembre 2009 Lecture : 5 minutes.

Le Moyen-Orient vient de découvrir une vérité énoncée il y a près d’un siècle par l’ancien président tunisien Habib Bourguiba. Un penseur égyptien, Gamal al-Banna, a en effet récemment « lancé une bombe », dit-on au Caire, en affirmant que le djihad – compris généralement comme guerre sainte – doit désormais signifier une lutte nécessaire contre le sous-développement. Ses propos ont, paraît-il, provoqué un tollé dans la presse proche des milieux d’Al-Azhar.

Que de temps perdu depuis que Habib Bourguiba a lancé « sa » bombe ! Mais, pour différentes raisons, le leader tunisien n’a pu avoir l’audience d’un Nasser. Aussi ses idées sont-elles restées confinées à la seule Tunisie. L’intelligentsia arabe, en effet, ne connaît pour ainsi dire pas les idées progressistes bourguibiennes, qu’elle assimile souvent à une attitude irrévérencieuse à l’égard de l’islam. Ce que, dans un souffle épique, Habib Bourguiba avait appelé la bataille contre le sous-développement devait donc rester longtemps quasi inconnu dans la plupart des pays arabes, où la « dignité nationale » est synonyme seulement d’indépendance politique. Habib Bourguiba, qui eut, avec la fougue qu’on lui connaît, à conduire cette bataille – et à enseigner à son peuple qu’il n’est pas de dignité sans relèvement national –, voyait dans le développement le moyen essentiel, après la libération politique, de redonner aux peuples musulmans la dignité que leur civilisation avait fondée sur l’effort, l’usage de la raison et l’esprit de compétition pour une société toujours meilleure.

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La thèse du leader tunisien consistait à soutenir que les valeurs islamiques devaient être constamment enrichies, selon les époques et les besoins des communautés régionales. Le djihad, dès les débuts de l’islam, remarquait-il encore, dénotait déjà une ambivalence de comportement, selon les nécessités du moment, puisqu’il signifiait à la fois combat contre l’ennemi et effort pour édifier la société. Il aimait à rappeler un fameux « hadith » qui faisait dire au Prophète, de retour d’une bataille victorieuse, que les musulmans étaient désormais appelés à un nouveau djihad, le plus grand et le plus difficile. Il pensait, comme l’ont indiqué tous les exégètes, aux impératifs de la vie sociale.

Appliquant ce propos à la situation de sous-développement dans laquelle se trouvaient les sociétés musulmanes, Habib Bourguiba soutenait qu’il fallait réinterpréter nombre de prescriptions coraniques pour en faire des injonctions impératives en faveur d’un surcroît d’effort sur la voie d’un « développement intégral ». Un développement englobant l’économique, le social et le culturel dans une synthèse harmonieuse, mais toujours recommencée.

Au-delà des circonstances historiques qui l’inspirèrent, la réflexion bourguibienne est susceptible d’ouvrir une voie pour repenser certains problèmes de notre temps. Aujourd’hui, les sociétés musulmanes sont appelées, de manière inéluctable, à s’adapter à de nouveaux modes de développement économique, social et culturel et à chercher, en même temps, à préserver leur identité civilisationnelle. Mais sans recours à la violence, qui annihilerait leurs efforts.

Aux yeux de beaucoup, cette approche du développement semble un paradoxe. Pour Habib Bourguiba, elle représente une nécessité absolue. Se mettre à l’école de l’Occident, à partir des valeurs islamiques, élaborer une nouvelle herméneutique adaptée à la situation historique, voilà, pour lui, le chemin de la renaissance.

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Il pensait, en effet, que le recours systématique à la violence est une aberration – d’autant que nos sociétés ne possèdent pas la maîtrise des armes modernes. Dans la logique bourguibienne, le monde arabo-musulman devrait, dans son développement, sauter une étape – celle des guerres entre États – pour se construire une puissance durable, pérenne, au moyen d’un djihad sur soi : une véritable ascèse d’effort, de rigueur et d’organisation. Ce serait, au surplus, le meilleur moyen d’illustrer, aux yeux d’une opinion internationale sceptique, sinon franchement hostile, les vrais enseignements de l’islam, qui sont essentiellement au service de l’homme, comme individu ou en communauté.

La réflexion de Habib Bourguiba pourrait être élargie à un niveau planétaire. Quoi qu’il en soit, le recours à la violence est aujourd’hui inopérant, aussi bien pour les faibles que pour les puissants. Les faibles n’en ont pas les moyens adéquats – même si quelques-uns parmi eux sont tentés par des aventures fâcheuses. Les seconds, même disposant d’un arsenal inouï, permettant de tuer et de détruire à une échelle jamais connue auparavant, ne peuvent cependant atteindre les objectifs souhaités. En raison surtout du règne ubiquitaire des médias, de l’image et de l’information instantanée. Cette situation nouvelle provoque chez les faibles un sursaut à la fois d’indignation et d’énergie qui les rend difficiles à dompter. Mais comme conséquence de cette alarme médiatique planétaire, les puissants voient s’amoindrir de plus en plus l’efficacité de leurs armements.

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Il est vrai que les moyens médiatiques représentent aussi aujourd’hui une nouvelle source de croissance dont seuls les puissants disposent à leur guise. Ils peuvent nourrir une forme de guerre ayant pour effet de diffuser des modèles de comportement, des schèmes d’organisation, des manières de penser – ou même de susciter des rêves – qui en font souvent un cheval de Troie moderne. Des citadelles tombent, ou implosent, avant même d’avoir été approchées. L’URSS avait ainsi été défaite, sans coup férir.

Les médias, de puissance sans cesse plus ­sophistiquée, représentent en effet une arme redoutable, qui permet de conduire des guerres souvent plus efficaces parce que dotées d’armes plus subtiles, plus pénétrantes, envoûtantes même. Mais, combinée à l’autre guerre, toute de violence et de destruction massive, elle en affaiblit les effets psychologiques et politiques.

Les deux démarches polémologiques se font réciproquement du tort, se neutralisent et aboutissent à instaurer l’absurde comme ordre mondial nouveau. Mais les stratèges en Occident n’ont pas l’air de réaliser cette dualité explosive et les contradictions qu’elle produit – entre guerre des médias et guerre des missiles. L’art de la guerre est en train de changer de moyens dans cette nouvelle étape de notre histoire, sans que nous en ayons pris une claire conscience. Déjà obsolètes, les armes accumulées ou en voie d’élaboration sont en passe de devenir un contresens historique. Mais personne ne semble s’en apercevoir.

Unir nos efforts au niveau de la planète pour empêcher que ne s’instaure durablement le règne de l’absurde comme ordre international, quel djihad plus approprié et plus beau ?

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