Algérie : boom de la presse arabophone
Le ramadan n’a pas freiné l’appétit des responsables d’Echourouk. Au cours de la première quinzaine du mois sacré, les responsables du quotidien arabophone ont annoncé un tirage de 800 000 exemplaires par jour. S’il est difficile de connaître le taux d’invendus, dans la mesure où il n’existe aucun organisme de contrôle, ce chiffre est tout de même une grande performance. « C’est un record en Algérie et dans le monde arabe, affirme fièrement Mohamed Yacoubi, 35 ans, rédacteur en chef du journal. Même le prestigieux quotidien égyptien Al-Ahram n’atteint pas ce chiffre. » Devenu le premier quotidien algérien, Echourouk, créé en novembre 2000, illustre aujourd’hui le boom de la presse arabophone.
On croyait les Algériens plutôt attirés par la presse francophone ; les chiffres disent le contraire. On pensait que les journaux francophones étaient dominateurs et conquérants ; on découvre que leurs confrères d’expression arabe leur ont taillé des croupières. Les chiffres, d’abord. Au lendemain de la libéralisation du champ médiatique, décidée en mars 1990 par le gouvernement du réformateur Mouloud Hamrouche, le pays comptait une cinquantaine de titres, toutes langues confondues. Désormais, on en dénombre plus de 300, dont 56 % appartiennent à des groupes privés, selon des chiffres officiels communiqués cette année par le secrétariat d’État chargé de la Communication. Chaque jour, y compris le week-end (vendredi et samedi), pas moins de 79 quotidiens sortent des imprimeries pour un tirage de 2,4 millions d’exemplaires. Sur les cinq titres qui caracolent en tête des meilleures ventes, on retrouve trois quotidiens arabophones : Echourouk, El-Khabar (470 000 exemplaires) et Ennahar (350 000). Les trois principaux quotidiens francophones, Le Quotidien d’Oran, El-Watan et Liberté, tirent respectivement à 160 000, 150 000 et 115 000 exemplaires. « Ce n’est pas une évolution, c’est une révolution », estime Fayçal Mettaoui, journaliste à El-Watan et collaborateur à El-Khabar Hebdo, le supplément en arabe édité par la SPA El-Khabar.
Comment un quotidien lancé il y a neuf ans est-il parvenu à damer le pion à des confrères qui affichent vingt ans d’expérience ? La réussite, Echourouk la doit à sa ligne éditoriale. « Notre devise est la défense des constantes nationales : l’arabe, l’islam et l’amazighité », explique Mohamed Yacoubi. Derrière ce triptyque se cache une redoutable stratégie de conquête du lectorat qui repose sur le traitement de trois thèmes majeurs : le terrorisme, la religion et les affaires. Dans un pays qui subit encore les affres du terrorisme, l’information sécuritaire demeure un sujet de prédilection pour les journaux. De ce côté-là, les lecteurs d’Echourouk sont copieusement servis. Reportages dans les maquis ou dans les milieux islamistes, confessions de repentis, entretiens avec d’anciens émirs des ex-GIA (Groupes islamiques armés) ou de l’ex-GSPC (Groupe salafiste pour la prédication et le combat), scoops ou confidences recueillies grâce à « des sources autorisées », il ne se passe pas un jour sans que ce quotidien ne monte en épingle, souvent à la une, une information touchant au domaine sécuritaire. « C’est l’un des ingrédients qui a permis à Echourouk de prospérer », estime Zineb Ben Zita, ancienne journaliste à El-Khabar. Les responsables en abusent-ils ? « Nos lecteurs sont friands de sujets liés à la sécurité, nuance Mohamed Yacoubi. Avec nous, ils n’en sont pas privés, d’autant que nous avons les meilleurs journalistes spécialisés en la matière. »
L’autre ingrédient est la religion. Bien sûr, des confrères accusent Echourouk de verser dans le populisme, ou encore de surfer sur le regain de religiosité, mais la rédaction en chef assume ce choix éditorial. « Nous faisons intervenir des imams, des oulémas, des muftis, des spécialistes algériens et orientaux pour traiter toutes les questions liées à l’islam, poursuit Yacoubi. Notre credo est d’informer, mais aussi d’expliquer et de vulgariser la religion musulmane, dont de nombreux aspects demeurent encore inconnus du grand public algérien. » Le quotidien s’offre même le luxe d’éditer un supplément religieux le vendredi, premier jour de week-end en Algérie.
El-Khabar, une institution
Troisième ingrédient dont Echourouk fait ses choux gras : les affaires de corruption et les scandales financiers. Régulièrement, le quotidien n’hésite pas à épingler ministres, cadres de l’État, élus ou dirigeants de banques et de grosses entreprises soupçonnés de dépassements, d’abus ou de malversations. « Nous ne sommes pas des Zorro, mais le devoir d’un grand journal comme le nôtre est d’être à la pointe du combat contre la corruption », se justifie Mohamed Yacoubi. Un combat qui n’est pas sans risque. En 2007, Echourouk avait défrayé la chronique en accusant le « Guide » libyen Mouammar Kadhafi de soutenir des rebelles touaregs en vue de déstabiliser l’Algérie. Des accusations qui lui valent une plainte pour diffamation de la part de Kadhafi, assortie d’une demande d’interdiction du journal et de 100 millions de dinars (environ 1 million d’euros) de dédommagement. Bien que l’affaire n’ait pas encore été tranchée par la justice algérienne, cette croisade contre le dirigeant libyen aura au moins contribué à donner à Echourouk un surcroît de notoriété.
Notoriété, crédibilité, sobriété, rares sont les professionnels qui dénieraient ces qualités au principal rival d’Echourouk, El-Khabar. Un immeuble flambant neuf situé dans le quartier huppé de Hydra, plus de trois cents salariés, dont une centaine de journalistes à Alger, autant de correspondants et de collaborateurs aux quatre coins du pays ainsi qu’à l’étranger, un site Web trilingue (arabe, français, anglais), un chiffre d’affaires annuel de 2 milliards de dinars (environ 20 millions d’euros), un tirage de 450 000 exemplaires par jour qui ferait pâlir d’envie n’importe quel éditeur. El-Khabar, le navire amiral de la SPA El-Khabar, possède également trois imprimeries (en association avec El-Watan), une régie publicitaire, une société de distribution, et édite trois suppléments. Lancé en 1990 par un groupe de journalistes issus de la presse publique, le quotidien reste une référence. Quand Jacques Chirac entame sa visite d’État en Algérie en mars 2003, c’est à El-Khabar qu’il accorde un entretien exclusif. Lorsqu’un responsable de l’opposition algérienne veut s’exprimer dans un journal algérien, il le fait dans les colonnes d’El-Khabar. Quand une enquête sur des propriétés indûment acquises met en cause de hauts cadres de l’État, elle est citée dans El-Khabar. C’est peu dire que ce quotidien est une institution. Dans son bureau qui ne paie pas de mine, son directeur, Cherif Rezki, a le triomphe modeste. « Si El-Khabar doit son succès au sérieux et au professionnalisme de son équipe, il le doit aussi à une réalité sociologique, politique et culturelle, analyse ce directeur réputé pour son franc-parler. La nouvelle génération de lecteurs maîtrise mieux l’arabe. Le lectorat francophone stagne ou se réduit comme peau de chagrin tandis que l’arabophone est en constante progression. »
Meurtres, viols, incestes…
Ici se mesure sans doute le gouffre qui sépare désormais francophones et arabophones. Jusqu’à la fin des années 1970, le français a été la langue privilégiée dans l’administration et dans les médias publics, et était alors enseigné à l’école primaire dès la troisième année. À l’époque, la télévision diffusait encore son JT en langue française. La donne change radicalement avec l’arabisation du système éducatif décidée en 1976 sous Boumédiène. Du primaire à l’université, l’arabe finit par supplanter le français, relégué au statut de deuxième langue. Cette politique a fini par provoquer une profonde mutation dans le paysage médiatique. « Elle a favorisé l’émergence d’un lectorat arabisé, souligne Fayçal Mettaoui. La presse francophone s’adresse à une élite plutôt cultivée, alors que les journaux en arabe touchent l’ensemble du lectorat du pays. Elle privilégie davantage le commentaire que le factuel. Ce qui explique en partie la grande différence en matière d’audience et de tirage. » Mais il n’y a pas que la langue pour justifier cette progression fulgurante.
Contrairement à leurs confrères de la presse francophone, dont l’audience se limite aux régions du centre et de la Kabylie, les journaux arabophones, du moins ceux qui alignent les plus gros tirages, couvrent presque la totalité du territoire national. « Le journal dispose de correspondants dans chacune des quarante-huit wilayas (départements), indique Cherif Rezki. Nous écrivons sur le bled le plus paumé ou le plus reculé d’Algérie, comme nous traitons, par exemple, l’actualité des plus petites équipes de sport du fin fond du pays. » Ce maillage du territoire avec des pigistes locaux crée une grande proximité entre ces quotidiens et le citoyen. Anis Rahmani, directeur d’Ennahar, mis sur le marché en novembre 2007, acquiesce : « Le lecteur algérien est de moins en moins intéressé par les joutes politiques. Il veut des sujets qui traitent de la vie quotidienne : pouvoir d’achat, sécurité routière, santé, crise du logement, etc. »
Avec l’info de proximité, les faits divers sont l’autre filon lucratif qui dope les tirages. Si les titres francophones répugnent à mettre en valeur la rubrique des « chiens écrasés », les arabophones en usent à loisir. Parfois avec des photos trash. Meurtres, kidnappings, viols, on ne recule devant rien pour vendre. « La presse arabophone est proche de la culture musulmane et ne craint pas de parler des problèmes sexuels, même si c’est sous l’angle religieux, constate la journaliste Ghania Mouffok dans son livre Être journaliste en Algérie (1996). De fait, c’est bien avant la presse francophone qu’elle a levé les tabous. Ne craignant pas de mettre à la une des titres du genre « Ma mère m’a forcée à me prostituer ! », de traiter des problèmes d’homosexualité, d’inceste, etc. Elle renvoie aux lecteurs une image de la société algérienne plus authentique que celle, idéale, d’un peuple sans problème. »
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