La mort d’Eric et ses conséquences sur la religion des uns et des autres

À la demande de Jeune Afrique, quatre auteurs du continent ont accepté d’écrire une nouvelle. Pas de thème imposé, mais une seule contrainte : trouver le sujet de leur récit parmi une liste de citations. L’écrivain togolais Kangni Alem clôt cette série. Bonne lecture !

Publié le 22 septembre 2009 Lecture : 6 minutes.

À Rio, le bout du monde porte un nom, Barra da Tijuca. Pour m’y rendre, j’avais le choix entre les transports en commun ou le taxi. Devant l’antique cinéma Cosmos, pendant que j’attendais, assis sur un des bancs publics, l’arrivée de l’autobus orange et blanc de la Rodoviára Nacional, je feuilletais le livre que m’avait offert Dalva, la veille : How to Be a Carioca, une arnaque éditoriale où les auteurs vous apprennent à vous extasier devant la Cidade Maravilhosa, comment confectionner une macumba, un repas sacrificiel destiné aux esprits, et habituellement déposé à un carrefour routier, « exactement comme on le fait en Afrique » !

Dalva et son frère Éric habitent dans l’appartement de leur père. Le père, entrepreneur prospère, vivait entre Rio il avait ses affaires et Manaus où il avait sa femme, une épouse fragile, retirée dans la ferme familiale où elle se protégeait des agressions de la vie. Du peu qu’elle laissa transparaître des relations avec sa mère, j’en concluais qu’elles n’étaient ni bonnes ni mauvaises, tout au plus relâchées, alors qu’entre elle et son père existait une confiance mutuelle, un amour fusionnel qui expliquait que ce dernier lui passât ses caprices, aux dires de sa mère, comme celui qui consista, il y a deux ans, à abandonner son poste de chargée de relations dans un grand hôtel de Rio pour se lancer dans de nouvelles études dont l’objectif, pour elle, était la préparation d’une thèse de doctorat en anthropologie. Le désespoir de sa mère fut à la mesure de son incompréhension.

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Je repensais à tout cela cependant que le bus, entièrement climatisé, se dirigeait vers Tijuca. Un temps, nous avions roulé le long de golfes clairs envahis par des joggers aux foulées amples, puis le bus a commencé sa plongée à l’intérieur de plusieurs tunnels creusés dans les rochers bordant l’Atlantique. À la sortie du troisième tunnel, la nuit tomba brutalement, rendant mon rapport au temps et à l’espace plus angoissé. Enfin le bus amorça un dernier virage sur l’avenue des Amériques, et j’aperçus au loin les lumières du terminal. L’horloge de la gare routière affichait dix-neuf heures, et Dalva n’était nulle part en vue, ni sur le parking que je parcourus à toute vitesse, ni sur la place où nous avions rendez-vous. Je repartis vers les hangars acheter une carte téléphonique, et m’apprêtais à entrer dans la cabine située sur la place, quand j’entendis quelqu’un m’appeler.

« Monsieur Santana, oho, monsieur Santana ! »

Je reconnus la voix avant même de me retourner. L’homme venait à ma rencontre et me faisait de grands signes de la main. Il portait le même couvre-chef qu’il arborait à ma conférence à Ipanema, un insolite chapeau de style amérindien, piqué de plumes de perroquet, un pantalon rouge vif ainsi qu’un boubou yoruba mal coupé dont les motifs multicolores illuminaient la nuit comme un phare planté sur sa personne. Inénarrable Luis Lavandeyra, spécialiste des cultures amérindiennes et africaines ! Il dansait presque en courant, et m’embrassa fortement, comme s’il avait eu peur de m’avoir perdu.

« Abraço, mon frère, abraço. Je suis content que tu sois venu. Dalva m’envoie te chercher, elle va mal, la sœur, elle va mal.

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– Ah bon, que se passe-t-il, elle a cramé le repas du sacrifice ? demandai-je, désinvolte.

– Éric est mort, mon frère, Éric est mort et Dalva déprime. Dépêche-toi, nous allons la réconforter. »

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J’ai regretté mon humour simplet, même si jamais je n’aurais été capable d’imaginer qu’on allait m’annoncer une si grande catastrophe de façon si impromptue.

« Elle m’avait dit qu’Éric était malade, mais je n’imaginais pas…

– Il avait le cancer, et elle a tout dépensé pour le soigner, elle a vraiment tout fait. »

La porte de l’appartement au cinquième étage était entrebâillée, Luis la poussa, et nous entrâmes sur la pointe des pieds. Dalva pleurait à chaudes larmes, à ses côtés était assise une dame qui tentait de la consoler. Elle avait la cinquantaine bien conservée, la corpulence sèche et la peau cuivrée d’une métisse brésilienne.

« Merci d’être venu, je m’appelle Keshia, je suis l’amie et la directrice de thèse de Dalva. Elle m’avait demandé de vous rejoindre pour dîner ce soir, puis ce malheur est arrivé. »

C’était donc elle que j’avais aperçue hier à la fenêtre de son bureau sur le campus de Candido Mendes. Dalva sanglotait, sa tête posée sur la poitrine de Keshia qui la bordait, maternelle et protectrice.

« Je suis vraiment désolé, Dalva. Hier tu m’avais dit qu’Éric était malade, mais j’ignorais que ce fut si grave.

– Il a été très malade, me répondit Keshia, mais avec le cancer et tout ce traitement, tu sais, c’est très lourd. Il était si fragile, Éric, mais il ne va plus souffrir à présent.

– Que s’est-il passé exactement, vous avez appelé les pompiers ?

– Les pompiers, pour quoi faire ? Non, il est mort vers seize heures, dans les bras de Dalva. Ensuite, nous l’avons lavé et couché dans son lit. Tu veux le voir ? »

Je perdais pied. J’imaginais mal les deux femmes en train de procéder à la toilette mortuaire d’Éric, mais puisque Keshia disait qu’elles l’avaient faite, je me voyais mal en train de les contredire.

« Vous l’avez lavé et couché, fut tout ce que je fus capable de marmonner.

– Tu sais, mon ami, intervint enfin Dalva, le visage décomposé, je suis très triste. Les gens m’ont dit : “Dalva, pourquoi tu dépenses ton argent pour soigner un chat qui a treize ans ?” Je sais très bien combien l’argent est important, et j’ai payé une vraie fortune pour le traitement d’Éric, mais je ne le regrette pas, ce que je regrette c’est de ne pas avoir fait plus, parce que l’amour n’a pas de prix. Aucune fortune dans le monde ne peut payer la mort de celui qu’on aime. Maintenant que mon chat Éric est mort, il ne me reste pas beaucoup d’argent, mais ce n’est pas important.

– Je suis là, Dalva, la rassura Keshia, je te donnerai l’argent pour le faire incinérer.

– Excusez-moi, Keshia et Dalva, intervint Luis, il me semble que vous ne m’avez pas compris, Éric mérite mieux qu’une incinération, il faut le faire embaumer. »

Sur le champ, il m’a fallu un effort surhumain pour ne pas éclater de rire. Ainsi, Éric, celui que je croyais être le frère ou le neveu de Dalva, n’était donc qu’un vulgaire animal ! Un vieux chat de treize ans qui était mort de sa belle mort, et dont on m’entretenait comme s’il se fut agi d’un être exceptionnel doté de qualités rares et presque divines. Lavé, paré peut-être de ses plus beaux atours, il attendait dans sa litière que les amis de sa maîtresse tranchent la question du cérémonial final destiné à assurer son entrée dans l’au-delà. Non, vraiment, j’ai dû me forcer pour ne pas exploser de rire. Incinérer Éric ou l’embaumer ? Tel était le dilemme métaphysique de cette soirée qui devait être festive, et je priai le ciel que personne ne me demandât mon avis, car à ce moment-là, oui, je crois qu’à cet instant-là, j’eusse exprimé le fond de ma pensée. Manger Éric, déchiqueter ses os jusqu’à la moelle. J’avais faim, et j’étais prêt à manger le petit chat. Comment pouvait-il en être autrement, surtout que le dîner annoncé était désormais compromis par la faute de cet animal cafardeux. 

* Kangni Alem a publié dernièrement Esclaves aux éditions JC Lattès (voir J.A. 2533).

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