Faut-il brûler la Banque mondiale ?

Dans un essai provocateur, l’économiste Dambisa Moyo accuse : l’aide est responsable de la pauvreté. Son livre soulève une polémique. Pour ou contre ? J.A. donne la parole aux experts.

Publié le 21 septembre 2009 Lecture : 6 minutes.

Il y en a qui retiennent son iconoclasme, d’autres qui ­comptent les portes ouvertes qu’elle ­enfonce, ceux qui sont d’accord mais pas tout à fait, les piqués au vif qui ripostent à ses salves, les timorés qui n’osent pas critiquer. Dambisa Moyo a le mérite de secouer le petit monde de l’aide internationale et sans ­prendre de gants : les 1 000 milliards de dollars donnés à l’Afrique ces cinquante dernières années ont fait sombrer le continent au lieu de l’extirper du chaos, soutient mordicus cette économiste zambienne dont le charmant visage et la frange juvénile étaient encore inconnus il y a un an. Sa renommée sera peut-être aussi éphémère qu’un succès de librairie, mais il n’empêche : comme un pavé lancé dans le marigot de la bonne conscience, son livre, L’Aide fatale, alimente une polémique qui a déjà reçu l’adhésion de Kofi Annan et de Paul Kagamé, horripilé Mo Ibrahim (le fondateur de l’opérateur Celtel, aujourd’hui Zain), outré les pop stars Bob Geldof et Bono, meneurs, avec leurs concerts caritatifs pour sauver le continent, de cette « armée des militants de la morale » dans la ligne de mire de Dambisa Moyo.

L’Aide fatale, Dead Aid dans la publication originale en anglais, est un essai, sur l’Afrique de surcroît : ces deux caractéristiques n’ont jamais fait exploser les ventes. Pourtant, depuis sa sortie dans le monde anglo-saxon début 2009, l’ouvrage s’est écoulé à 40 000 exemplaires en Grande-­Bretagne et 50 000 aux États-Unis, scores honorables pour ces marchés. Il figure au classement des best-sellers du New York Times, et son auteure, âgée de 40 ans, diplômée d’Oxford et de Harvard, ancienne de la Banque mondiale et de Goldman Sachs, au palmarès des cent personnes les plus influentes de la planète selon le magazine Time. L’intérêt sera-t-il le même en France, où le livre est publié depuis le 16 septembre chez JC Lattès ?

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En tout cas, le petit monde francophone du développement se divise déjà entre « pro » et « anti » Moyo, quand d’autres y voient du bon à prendre et du mauvais à laisser. Personne n’est indifférent à l’argumentaire concis – « simpliste » pour certains experts – qu’elle déroule sur 250 pages et qui pourrait se résumer ainsi : si l’Afrique est aujourd’hui plus pauvre qu’il y a cinquante ans, c’est à cause des 1 000 milliards de dollars d’aide envoyés sur le continent, qui, alimentant la corruption et tuant l’initiative individuelle, ont entraîné un « désastre total sur les plans politique, économique et humanitaire ». Conséquence : il faut couper l’aide progressivement – d’ici cinq ans, propose-t-elle – et instaurer en échange un système « qui ne fait pas appel à l’assistance ». Un cocktail de solutions auquel l’auteure consacre la deuxième partie de son livre : ouverture du continent aux capitaux privés, commerce avec le reste du monde, échanges avec la Chine, bancarisation des plus pauvres. Et l’Afrique sera sauvée.

Certaines étapes du raisonnement rencontrent un écho au sein des ONG. Comme la dénonciation du cercle vicieux aide-corruption, qu’expérimente régulièrement Bernard Njonga, militant de la cause paysanne au Cameroun et président de l’Association citoyenne de défense des intérêts collectifs (Acdic) : « Je suis d’accord à 100 %, réagit-il. À Yaoundé, certains représentants des organisations internationales assistent aux conférences de presse où nous dénonçons le détournement de l’aide. Ils savent, ils nous croient, mais leurs organisations continuent de subventionner les institutions visées. » On n’est pas loin des propos de Dambisa Moyo lorsqu’elle soutient que, « assistée par l’aide, la corruption nourrit la corruption ». 

États sous dépendance

Écho également de l’idée que l’aide tue l’initiative : « L’aide crée une situation de dépendance financière, mais, plus grave, une situation de dépendance théorique et politique, rebondit Aminata Traoré, militante altermondialiste malienne, de tous les forums sociaux. Ici, les gens ont appris à présenter des requêtes en fonction des concepts des bailleurs pour augmenter leurs chances d’obtenir des subventions. Cela tue la réflexion. » Un avis partagé par Ndiogou Fall, président du Réseau des organisations paysannes et de producteurs d’Afrique de l’Ouest (Roppa) : « Les politiques de développement doivent être élaborées de façon participative. »

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Pour autant, avec sa proposition de fermer le robinet de l’aide d’ici cinq ans, Dambisa Moyo en fait sourire quelques-uns. Première raison : il n’est pas logique de soutenir que l’aide a appauvri l’Afrique. « Cela aurait peut-être été pire sans aide, on ne peut pas savoir, souligne Ndiogou Fall. On peut seulement dire que l’aide n’a pas atteint les résultats escomptés. » La remarque est frappée au coin du bon sens. Ensuite, l’idée est souvent jugée trop radicale. « Couper l’aide, c’est mécanique, poursuit Ndiogou Fall. Le problème de l’aide, ce n’est pas qu’elle existe, c’est surtout qu’elle est mal orientée. » Mais il est vrai que ce remède miracle qui revient à faire des économies sur les dépenses publiques a de quoi séduire.

D’autres laissent entendre que Dambisa Moyo manque de rigueur. « Sans aide, Mugabe aurait probablement disparu, et depuis longtemps », écrit-elle – de telles formules percutantes, le livre en compte des dizaines – pour montrer combien l’aide peut être perverse. Mais c’est oublier que, depuis 2002, le Zimbabwe est sous le coup de sanctions (l’Union européenne a notamment interrompu la coopération). Autre exemple : comment peut-on citer, comme le fait l’auteure, le Ghana en modèle de réussite autonome alors que, rappelle Jean-Michel Severino, directeur général de l’Agence française de développement (AFD), il fait partie des aid darlings (les « chouchous de l’aide ») ? Il est également difficile de prophétiser que les fonds privés sauveront l’Afrique quand « les dettes publiques dans les années 1970 sont précisément nées des emprunts obligataires », poursuit Jean-Michel Severino. « L’analyse est erronée et la description du paysage de l’aide incorrecte », conclut-il très diplomatiquement.

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Ouverture au commerce, échanges avec les Chinois : de tels remèdes ne sont pas nouveaux. De même, Dambisa Moyo n’est pas la première à s’interroger sur l’efficacité de l’aide ni à pointer du doigt ses effets pervers – notamment les afflux massifs et soudains de capitaux. Cependant, jamais le terme « imposture » n’est employé à son sujet. Économiste et banquier, ancien directeur Afrique du Fonds monétaire international (jusqu’en décembre 2007) et donc implicitement sur la cible de Dambisa Moyo, le Béninois Abdoulaye Bio-Tchané s’en tient à quelques remarques feutrées : « Dead Aid est un excellent ouvrage, bien écrit. Je suis d’accord avec Dambisa Moyo sur le fond. Sur la forme, elle est provocatrice, mais chacun choisit ses mots. » 

Approximations

Comme s’il était interdit d’être trop sévère avec Dambisa Moyo. Ses diplômes ainsi que son passage à la Banque mondiale et chez Goldman Sachs lui donnent une légitimité d’experte. Sa nationalité la prémunit d’être taxée de raciste. Qu’elle soit une femme est un rempart contre les critiques masculines, qui passeraient pour machistes. Bref, à bien des égards, Dambisa Moyo est un bon produit, inattaquable, comme le fut il y a près de vingt ans la Camerounaise Axelle Kabou, avec son best-seller de l’époque Et si l’Afrique refusait le développement. Mais au-delà de l’appel de Dambisa Moyo à tuer l’aide, il y a peut-être chez elle cette « blessure » qu’aperçoit Jean-Michel Severino, une « blessure légitime liée aux discours compassionnels sur l’Afrique, disant : “Il faut sauver les Africains” ». Un discours un brin néocolonialiste qui, comme toute humiliation, donne lieu à une réaction. Ses détracteurs comme ses partisans jugent celle de Dambisa Moyo « bienvenue », lui reconnaissant le mérite d’ouvrir le débat sur un sujet qui, d’ordinaire, n’intéresse pas les foules.

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