Une saison des pluies sans répit

À la demande de Jeune Afrique, quatre auteurs du continent ont accepté d’écrire une nouvelle. Pas de thème imposé, mais une seule contrainte : trouver le sujet de leur récit parmi une liste de citations. Après le Béninois Florent Couao-Zotti, voici l’Ivoirienne Véronique Tadjo. Bonne lecture !

Publié le 15 septembre 2009 Lecture : 5 minutes.

La pluie a tout gâché. Elle n’a cessé de tomber depuis des mois. Rien ne résiste à un tel déluge, à un tel effondrement du ciel. La ville courbe l’échine sous l’agression et se met petit à petit à rendre l’âme. Torrents charriant des marées de détritus. Éboulements, glissements de terrain entraînant la mort, corps emportés par les flots, enterrés sous la boue. Les plantes repues sont saturées d’un liquide noirâtre et méconnaissable qui ronge leurs racines, creuse le sol tout autour et prépare leur chute prochaine. Le ciel est gris, laiteux, épais et incapable de toute éclaircie. Il a plu de l’aube au crépuscule avec parfois de fausses accalmies. Mais la fureur a repris de plus belle aussi brusquement qu’elle s’était arrêtée. Hier, un crachin a tout mouillé, méthodiquement, systématiquement, s’infiltrant dans les moindres interstices. Les toits se perforent, les charpentes pourrissent, les murs se tachent de souillures et se fendent. Dans la nature, les fleurs perdent la tête, les feuilles s’essoufflent sous un vent harcelant.

Puisque le soleil manque, les choses restent moites, humides et glissantes. Au moment où on espère le retour à la normale, la pluie frappe encore plus violemment comme pour montrer sa force et sa volonté de domination. Personne n’y peut rien. Bras baissés, chacun se laisse aller aux diktats des éléments. Les pieds mouillés, la tête trempée, les habitants se déplacent ahuris par tant d’acharnement contre eux. Ils se disent que cela ne sert à rien de s’arc-bouter, qu’il n’y a plus grand-chose à dire ou à faire. Pourtant, il existe des individus parmi eux qui se sentent heureux. Du moment qu’ils sont cloîtrés dans leurs maisons, bien à l’abri, le désordre alentour ne les dérange pas. Ils ne sortent pas, et s’ils décident de mettre le nez dehors, c’est juste le temps d’une éclaircie. Parfois, ils ouvrent les fenêtres de leurs demeures et regardent ce qui se passe dans la rue. Ils voient les gens dont les sandalettes font « flip flop, flip flop » quand ils marchent en relevant le bas de leurs habits. C’est un véritable désastre, une manière de concevoir la vie qui n’a aucun bon sens, qui est un mépris pour les règles essentielles du bien-être, une espèce de scène à l’image du pays où tout semble se figer sous la gravité des problèmes.

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La ville se dégrade, les caniveaux sont bouchés et les routes barrées. Il ne reste que la terre qui bloque les évacuations. Il ne reste que le sable, les sachets en plastique et les saletés qui tapissent le territoire. Et je n’ai pas encore parlé des odeurs que l’eau remue et qui remontent à la surface. Je n’ai pas encore parlé de la décharge de déchets toxiques, toujours vivante, toujours active parce que le nettoyage n’est pas terminé. Cette odeur âcre dans l’air de la capitale, c’est le poison qu’on nous fait respirer pour que notre peau s’irrite, pour que nos poumons s’enflamment et pour que les enfants naissent avec des malformations diverses. Il faut tempêter, s’insurger contre le délabrement. Mais qui sont nos maîtres ? Qui sont-ils pour n’avoir pas pitié de ceux qu’ils gouvernent, pas pitié de leur misère et de leurs souffrances que les médecins appellent « pathologies » ? Gâcher la terre, gâcher la vie, gâcher l’air. Quel esprit peut rester sain et sauf quand le corps est malade ?

Je crains les mauvaises nouvelles, comme si nos malheurs n’étaient pas terminés, comme s’ils s’emboîtaient les uns aux autres au fil des années. Il est temps de nous préoccuper des lendemains et des générations à venir. À moins que dans un soubresaut nous remontions la pente. À moins que par miracle nous fassions demi-tour, marche arrière ou plutôt marche avant. À moins que nous changions de cap, il sera trop tard. Il faut apprendre à balayer devant sa porte. Je ne parle pas des opérations week-end-ville-propre. Je parle d’un changement d’attitude, un revirement radical, une prise en main de notre existence. C’est un appel pressant, avant que mes fils ne me reprochent de n’avoir rien essayé et qu’ils m’accusent ainsi : « Mère, tu n’as rien fait ! » Avant qu’ils ne me tournent le dos en clamant : « Les aînés nous ont servi l’avenir sur un tas d’ordures ! » Des mots blessants quand on a la fibre maternelle et qu’on aurait voulu faire beaucoup mieux. Alors, je répondrais à mes fils et à mes filles (si j’en avais eu) : « D’accord, j’accepte vos paroles. Mettons-nous ensemble et commençons là, ici, à cet instant précis où je vous parle. »

Non, ce n’est pas la pluie qui a tout gâché. Elle peut apporter le beau temps, les semailles qui se dorent au soleil et qui ont besoin d’eau pour grandir. Notre faim assouvie et notre avenir assuré. Il fut une époque où elle était de notre côté, rythmant nos jours comme un dieu bienfaisant, une amante, mouillant de son parfum un humus fertile. L’avons-nous donc perdu, cet amour exceptionnel ? L’avons-nous donc meurtri par négligence ou par avidité ? Avons-nous pris la terre à la légère ?

Le désir est le même partout où nous allons, désir bleu, désir rouge, désir doux ou destructeur. Quand nous voulons trop, nous prenons tout, et la satiété ne vient jamais. La soif reste, encore plus sèche dans nos gosiers. Jusqu’à présent, nos forêts étaient l’envie du monde entier, une respiration nécessaire, une fortune, une aubaine. Aujourd’hui, entendez-vous les bulldozers, les tronçonneuses et le bruit des haches éventrant les grands arbres ? Que voulons-nous au juste ? Nous remplir les poches et nous gaver à l’excès sans penser aux jours qui s’annoncent ?

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Les temps ont changé et les erreurs sont devenues impardonnables. Il ne nous reste que ce globe suspendu dans l’univers au milieu des étoiles. Nous sommes un grain dans la grande nébuleuse. Nous sommes des miettes d’éternité capables de disparaître en un clin d’œil. Notre plus grand combat maintenant est bien au-dessus de la mêlée et de la pagaille des politicards qui saccagent notre vie.

C’est ce que nous allons laisser derrière qui importe : le sol sur lequel nous marchons et le ciel qui s’ouvre sur notre horizon. Je dis, notre plus grande bataille sera de rester en vie.

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* Véronique Tadjo est poète, romancière et auteure de livres pour la jeunesse. Son dernier roman, Reine Pokou, publié par Actes Sud, a remporté le Grand Prix littéraire d’Afrique noire en 2006.

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