Quand le peuple est fatigué
La colère gronde dans les rues de Dakar et de sa banlieue. Les récurrentes coupures d’électricité ajoutées aux inondations font monter la tension. Le gouvernement est accusé de ne pas être à l’écoute, et l’opposition essaie de récupérer la fronde.
Elle n’en revient toujours pas. Dans la soirée du 31 août dernier, Maïmouna et ses amis papotent sur le trottoir quand soudain une foule survoltée envahit la chaussée. En quelques minutes, son quartier, Niary Tally, se transforme en champ de bataille. Les pierres volent. Les pneus brûlent. Les grenades lacrymogènes explosent. Des dizaines de manifestants, surgis de nulle part, défient les éléments du Groupement mobile d’intervention (GMI) dépêchés immédiatement sur les lieux. Un peu plus tard, le scénario se répète à Benn Tally, à Castor et aux HLM. Alors que les reporters des radios privées ne savent plus où donner de la tête, nombre de Dakarois, dans un ras-le-bol général, accueillent comme une bénédiction ces mouvements d’humeur. « Enfin, le pouvoir va comprendre que nous en avons marre des coupures d’électricité », lance un manifestant. Depuis quelques semaines, les délestages sont devenus quotidiens et peuvent durer jusqu’à douze heures. En cause, l’approvisionnement insuffisant en combustibles de la Société nationale d’électricité (Senelec), confrontée à de sérieux problèmes de trésorerie.
En plein mois de ramadan (le Sénégal compte 95 % de musulmans), beaucoup en ont eu assez de rompre leur jeûne à la lueur d’une bougie et sans eau fraîche. « Sans courant : pas de réfrigérateur ni de ventilateur. Nous passons des nuits blanches à cause de la chaleur écrasante. Nous sommes fatigués », se lamente Pape, un habitant de la Médina, un autre secteur de Dakar, touché quelques jours après Niary Tally par des manifestations. La banlieue n’a pas non plus été épargnée. Pikine, Yeumbeul, Guédiawaye, Thiaroye… ont été le théâtre de protestations qui se sont soldées par des blessés et des dégâts matériels importants. À Pikine, le tribunal départemental a été mis à sac. Et Dakar Dem Dikk, la société chargée du transport public, a décidé d’interrompre ses rotations à partir de 19 heures, par mesure de sécurité.
Aux coupures intempestives d’électricité se sont ajoutées les inondations. La tension est alors montée d’un cran. À cause des très fortes pluies qui se sont abattues fin août et début septembre, plus de 30 000 familles ont dû quitter leurs habitations. Bien qu’à la date du 8 septembre, grâce au déclenchement, onze jours auparavant, du plan Orsec (organisation des secours), 486 maisons et 30 voies de circulation avaient été libérées, une bonne partie de la banlieue dakaroise et plusieurs localités de l’intérieur du pays étaient toujours sous les eaux. Et la grogne des sinistrés persiste, laissant craindre de nouveaux remous.
Les Sénégalais, qui n’ont pas l’habitude de revendiquer dans la rue, sortent de plus en plus souvent manifester leur colère. Fin novembre 2007, lors des émeutes causées par des marchands ambulants sous le coup d’une interdiction de faire du commerce sur la voie publique, une mairie d’arrondissement et une agence de la Senelec ont été saccagées. En décembre 2008, à Kédougou (la plus grande ville du sud-est du Sénégal), des manifestants en quête d’emploi ont bravé les forces de l’ordre et s’en sont pris à des édifices publics. Bilan : deux morts. Ces deux cas, cités parmi les plus graves de l’histoire récente du pays, sont liés à des revendications sociales. Mais, à l’exception des soulèvements de 1988, à la suite de la réélection d’Abdou Diouf à la présidence de la République, jamais le Sénégal n’avait connu de manifestations en série comme celles qui se sont déroulées ces dernières semaines.
Vacances de luxe
Alors que le gouvernement a du mal à faire face à ces montées d’adrénaline, l’opposition et les syndicats surfent sur la vague. Ils ne cessent de tirer à boulets rouges sur l’État, mais ne sont pas forcément dans les bonnes grâces des protestataires. Le leader de la Ligue démocratique (LD), Abdoulaye Bathily, s’en est pris à Abdoulaye Wade, qui était en vacances lors des troubles. Il a qualifié d’« irresponsable » l’attitude du président de la République et de ses ministres qui, « au mépris des souffrances des populations déjà assommées par la cherté de la vie, poursuivent, en dépit du bon sens, leurs séjours dans des hôtels de luxe en Europe, aux frais du contribuable sénégalais ». Le journal Le Quotidien affirme que les congés du chef de l’État ont coûté 725 millions de F CFA (plus de 1 million d’euros). Quant au secrétaire général du Parti socialiste (PS), Ousmane Tanor Dieng, il a conduit une délégation du Benno Siggil Sénégal (BSS, coalition de l’opposition) auprès des sinistrés de la banlieue. Il a saisi cette occasion pour mettre en cause le « sérieux » des autorités dans la gestion des crises. Une critique partagée par les principaux syndicats. Mais qui laisse indifférentes les victimes des coupures d’électricité et des inondations. « Dans notre galère, ni les apparitions de l’opposition ni le message du Premier ministre ne nous intéressent, car ça ne règle rien. Ils se livrent tous à des règlements de comptes politiques », dit un jeune dirigeant d’un mouvement associatif de Guédiawaye, préférant garder l’anonymat. À la Médina, Pape ne cache pas son hostilité vis-à-vis de la classe politique. « Le PS, qui était au pouvoir avant 2000, n’a rien fait pour nous. Le PDS non plus. Les hommes politiques sont tous les mêmes », conclut-il. Alors que les jeunes libéraux, derrière Abdoulaye Wade, accusent l’opposition d’être à l’origine de l’explosion de violence, de Niary Tally à Pikine en passant par Thiaroye, les manifestants disent avoir agi de façon spontanée. « Nous ne sommes ni manipulables ni manipulés », clament-ils.
Après les premières échauffourées, le chef du gouvernement, Souleymane Ndéné Ndiaye, avait déclaré « comprendre » la colère des manifestants. De retour de congés, le président de la République a, pour sa part, suggéré la création d’une entité regroupant des membres du gouvernement, des partis politiques, des syndicats, de la société civile et des mouvements associatifs et religieux pour trouver des solutions aux inondations et aux coupures de courant. Évidemment, la proposition n’a pas fait mouche. « Ce que nous voulons, c’est du concret », explique un banlieusard. Pour lui, même le plan Jaxaay, lancé après les inondations de 2005, n’est pas convaincant. Ce projet, d’un coût de 52 milliards de F CFA (79 millions d’euros), prévoit la construction, d’ici à fin 2010, de 4 000 logements cédés aux sinistrés pour 4 millions de F CFA (6 000 euros), 75 % du coût étant pris en charge par l’État. Bien que 151 familles de Pikine et de Guédiawaye viennent d’emménager dans leurs nouvelles maisons, la gestion du plan Jaxaay suscite bien des interrogations. L’Alliance des forces de progrès (AFP) de Moustapha Niasse « redoute les combines et la surenchère dans l’attribution des maisons promises aux victimes » et dénonce « l’incompétence avérée » des autorités publiques en charge du dossier. Justifiées ou non, ces accusations viennent nourrir la crise de confiance qui grandit entre administration et administrés.
Crise de confiance
Le malaise des Sénégalais est de plus en plus perceptible et les manifestations pourraient devenir récurrentes. D’autant qu’aux revendications sociales s’ajoute l’inquiétude suscitée par une criminalité galopante. Si du côté de la police nationale on estime que ce sont les médias qui donnent plus de visibilité aux crimes et délits mais qu’il n’en est rien, du côté des tribunaux le discours est différent. « Depuis fin 2008, les audiences au tribunal des flagrants délits de Dakar sont devenues quotidiennes et se poursuivent parfois jusqu’à 3 heures du matin. Une soixantaine de dossiers sont traités chaque jour », indique Me Assane Dioma Ndiaye, avocat et président de l’Organisation nationale des droits de l’homme (ONDH). Selon lui, les vols avec violence, les attentats à la pudeur et les agressions sexuelles sont devenus plus nombreux. Et la prison ne fait plus peur. L’ONG Grave (Groupe d’action contre le viol des enfants) rapporte en tout cas que, en 2007, 400 cas de viol sur des mineurs ont été enregistrés. L’appauvrissement des populations et la déstructuration du tissu social y sont pour quelque chose, analysent nombre d’observateurs. Un mal pernicieux s’est bel et bien installé. Le temps est venu de chercher le remède…
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