Parcours du Débarqué
À la demande de Jeune Afrique, quatre auteurs du continent ont accepté d’écrire une nouvelle. Pas de thème imposé, mais une seule contrainte : trouver le sujet de leur récit parmi une liste de citations. Après le Djiboutien Abdourahman A. Waberi, le Béninois Florent Couao-Zotti… Bonne lecture !
On t’a dit que ton nom, Agbossou, répond à ton physique comme ton physique est une réplique de ton nom. On t’a dit que là-bas, sous le soleil flegmatique de l’Europe, ton gabarit serait un atout de première main pour t’ouvrir les portes supposées du paradis. On t’a dit, arrosé la tête de tant de sirop que tu as fini par céder. Dans ton quartier pouilleux de Zongo Gare, côté rails, tu passais pour un fier, même si l’étiquette « loubard » que les gens collent aux hommes de ton gabarit n’est pas du ata volé. Certes, tu as filouté de temps à autre, braqué quelques riches parvenus, mais tu n’en as pas fait ton gagne-assiette. Pour constituer ta cagnotte de voyage, tu as dû travailler comme apprenti chauffeur dans un taxi pourri ; puis démarcheur-arnaqueur sur un parc de vente de voitures d’occasion ; et enfin « videur » au Blakos, une discothèque d’expatriés où quelques intrus de la classe d’en bas viennent encanailler le coin sous prétexte de vieilles histoires entre bourgeois et prolétaires.
À Paris, dès débarquement, on t’a dit que ton « frère » de Belleville, si tu allais frapper à sa porte, t’ouvrirait les bras. Il aurait suffi, avant de prendre Air Paradis, de débourser une somme respectable pour payer la foule des intermédiaires de la filière à visas et escalader sans effort les marches qui mènent à l’obtention de la carte de séjour. Là-bas, ton frère te gratifiera d’une accolade et te dira : « Bienvenue dans le gloglo. Le Blanc a menti, ya foyi ! » Il se présentera comme un tonton bonbon, le grand frère. Petit, disputant les centimètres à Sarko, tu verras qu’il aime aussi se parer de clinquant et de cliquetis, genre « le Black du ghetto qui ne sait pas quoi faire de ses euros » : bagues et chaînette en or, oreilles poinçonnées de diamants, deux ou trois dents chargées du métal précieux, mon frère, il faut bling-blinguer pour paraître ici. En plus, il te proposera un lit moelleux pour que tu te reposes des contorsions de ton voyage. Normal qu’il se paie ce confort : est-ce qu’un grand est un petit ? Et où a-t-on vu un frère de sang, spécialisé dans le trafic de visas, de passeport et tous les accessoires, habiter une case ?
Deux jours après, quand tu auras fini d’uriner et d’évacuer l’eau et la nourriture de Cotonou, quand tes narines se seront familiarisées avec l’air nouveau, le grand frère t’invitera dans son bureau pour te parler. « Je ne suis pas politicien. Sarko ne me donne pas à manger. Ni Yayi, ni je ne sais quel connard. Donc pas de politique dans nos assiettes. T’es arrivé pour bosser. Et pour peu que tu ne sois pas gaou, tu vas te faire des couilles en or. Regarde-moi tous ces muscles, tous ces digbas. C’est des vrais ou des provendés ? Au fait, tu mesures combien ?
– Un mètre quatre-vingt-dix !
– Pour combien de kilos ?
– Cent vingt !
– Quel sport pratiques-tu ?
– Le combat de rue.
– Paris n’est pas Cotonou, ni Lagos, ni Jo’burg. Les bandits, c’est pas forcément le blouson de cuir, le jean déchiré, la gencive trouée. Ici, les malfrats, les vrais, ont toujours la classe : costard griffé, pompes croco et parfois le vocabulaire de l’académicien. T’as vu Les Tontons flingueurs ?
– Non.
– Tu manques de culture, mon frère.
– Je vais me rattraper.
Le grand frère, on t’a dit, est un redoutable comédien. Dans les tête-à-tête qu’il organise avec des Fraîchement Débarqués, il aime ménager le suspense et jauger leur habileté mentale. Il fera alors semblant de consulter son ordinateur, puis calera sa pipe au coin de ses lèvres.
– Demain, décidera-t-il, un autre frère viendra pour t’emmener chez ton employeur. Mais avant, faut que tu potasses ce qu’il y a sur ces deux feuilles. Tu sais lire au moins ?
– Oui.
Et il te donnera un document. Deux feuillets sur lesquels sont déclinés des gnons-gnons étrangers à toi-même.
– C’est un CV du tonnerre, continuera-t-il, tu t’appelles Mamadou Guèye, t’as été champion de Shotokan du Bénin, t’as le bac scientifique, t’as été garde-corps du représentant de la Banque mondiale à Cotonou. T’as tâté de tout : videur, vidangeur, pointeur. Mais faut que tu piges tout pour ne pas bégayer devant ton embaucheur. Des questions ?
– Oui… euh, grand, hoquetteras-tu, le nom Mamadou Guèye me gêne.
– Pourquoi ?
– Ça ne sonne pas béninois.
– Et qu’est-ce qui est béninois ?
– Gaston Agbossou, mon nom.
Il te dardera du regard, t’incendiera sec net, histoire de dire que, quoi qu’on fasse pour le nègre, qu’on le lave à la Javel ou qu’on le rase à la tondeuse, il sentira toujours le nègre.
– Va faire un tour dehors ! Il paraît que le soleil a pointé sa gueule, peut-être qu’en le regardant tu serais plus inspiré.
La rue, ici, n’est pas l’équivalent de Zongo ou de Gbégamey. Le soleil de Paris semble ne pas être né du même père ni de la même mère pour irriguer la terre comme là-bas. Tu auras beau lever le regard, tu ne verras, entre deux immeubles aux toits mangés par la grisaille, qu’un semblant de rayon solaire, une dentelure timide, incapable de colorer le jour. Normal : le soleil, ici, a englouti sa lumière dans les humeurs versatiles des Parisiens. Mais toi, tu n’en as strictement rien à bouillir. Ce qui t’intéresse, c’est te désankyloser les pattes. Car, depuis que tu as débarqué, tu n’as pas encore bien humé l’air d’ici, tu ne sais pas comment est fait le sol, ni quelles têtes les gens promènent sur leurs épaules. En fait, tu veux découvrir les termites et leur termitière. Alors, tu te mettras à marcher sur le trottoir, avec ta démarche de crabe qui se réjouit de la mort de la voisine édentée. Tu te mettras à marcher au jugé, presque à tâtons, persuadé qu’il y aura quelque part, sur le trottoir, un panier d’émotions qui t’attend.
Mais sans le vouloir tu camperas la posture du Fraîchement Débarqué, le Mamadou un peu niais, avec son manteau trop grand, ses gestes lourdauds, sa démarche pataude. Tandis que tu seras en train de t’émerveiller devant les vitrines, tu sentiras, à ce moment précis, des ombres casquettées dans ton dos.
– Vos papiers, monsieur, pouvez-vous nous montrer vos papiers ?
Tu t’arrêteras. Quart de tour à l’instinct. Devant toi, des flics, deux, sans uniforme, dont un, petit et râblé, qui arbore la mine du dogue élevé pour mordre.
– Vos papiers, monsieur !
Paniqué, tu glisseras la main dans ta poche. Mais aucun papier ne tombera sous tes doigts. Tu chercheras partout et même dans ton caleçon. Que dalle ! Tu auras tout laissé en chambre, chez le frère. Tu as oublié de les prendre.
– Suivez-nous, monsieur !
Tu leur serviras ton sourire niais. Tu tenteras de leur expliquer que ce n’est juste qu’un oubli, qu’il faut qu’ils te laissent chercher cette merde de papier qui se trouve à quatre pas de là. Mais ils te demanderont de la boucler. De la cadenasser. Parce qu’ils savent que tu es un beau client pour eux. Un client pour les reconduites à la frontière. Pour atteindre les statistiques, celles qui font si bien bander les hommes politiques.
* Florent Couao-Zotti est l’auteur de Poulet-Bicyclette et Cie (Gallimard, 2008).
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