Mustapha Ben Jaafar : « La réforme politique est indispensable »
« Intransigeant modéré », inflexible sur les principes mais toujours ouvert au dialogue, le leader social-démocrate, probable candidat à la présidentielle tunisienne du 25 octobre, prône un changement de comportement. Entretien.
Les superstitieux pourraient être tentés d’y voir un signe du destin. L’élection présidentielle tunisienne, à laquelle souhaite participer le Dr Mustapha Ben Jaafar, est prévue pour le 25 octobre 2009, soit sept ans jour pour jour après la légalisation de son parti, le Forum démocratique pour le travail et les libertés (FDTL), qu’il a fondé en 1994 avec un groupe de transfuges du Mouvement des démocrates socialistes (MDS), dont il fut l’un des fondateurs. À 69 ans, ce professeur de médecine, ancien chef de service de radiologie, est l’une des personnalités les plus respectées de l’opposition. Un « intransigeant modéré », inflexible sur les principes mais toujours ouvert au dialogue. Avec le pouvoir, mais aussi avec les islamistes. Un authentique démocrate, doublé d’un homme de bonne volonté.
Cela en fait-il pour autant un vrai leader politique ? Le doute porte moins sur son engagement que sur ses méthodes. Ses détracteurs aiment à souligner qu’il a (énormément) tardé avant d’organiser le congrès constitutif de son parti, et que ses militants, au demeurant peu nombreux, ne sont pas très visibles dans les rassemblements de l’opposition. Lui laisse dire. Adepte de la politique des petits pas, il attend patiemment son « heure de vérité ». Elle pourrait bientôt sonner. Avant la mi-septembre, Mustapha Ben Jaafar aura déposé officiellement sa candidature et il saura d’ici à la fin du mois si elle est validée par le Conseil constitutionnel. Son absence ôterait beaucoup de son intérêt à la campagne électorale. Car l’issue de la présidentielle du 25 octobre, elle, ne fait aucun doute : ni Ben Jaafar, ni Ahmed Brahim, le secrétaire général d’Ettajdid, l’autre candidat de l’opposition, ni, a fortiori, Mohamed Bouchiha et Ahmed Inoubli, les dirigeants respectifs du Parti de l’unité populaire (PUP) et de l’Union démocratique unioniste (UDU), deux formations membres de la mouvance présidentielle, ne sont en mesure d’inquiéter Zine el-Abidine Ben Ali, au pouvoir depuis 1987 et en lice pour un cinquième mandat de cinq ans.
Jeune Afrique : Quelle est la signification de votre candidature, alors que tout le monde s’accorde à dire que la réélection du président Ben Ali n’est qu’une formalité?
Mustapha Ben Jaafar : A priori, il existe plus de raisons de se décourager que de raisons d’espérer. Le problème, c’est que le boycott ne fera pas avancer notre cause. Nous l’avons pratiqué en 2004, et quel avantage en avons-nous tiré ? Aucun, sauf peut-être de pouvoir se dire « purs »… Aujourd’hui, le problème numéro un de la Tunisie est la démobilisation des citoyens. On sent un vrai ras-le-bol, un vrai malaise, mais personne ne franchit le pas de l’engagement. La peur n’explique pas tout. Je crois que la cause principale de cette passivité, c’est l’ignorance. Les gens disent : « On ne sait pas qui vous êtes, on ne vous connaît pas. » La question qui se pose à nous, c’est : allons-nous profiter d’une récréation de quinze jours pour prendre contact avec la population, ou allons-nous rester sur une ligne « boycottiste », comme le souhaite d’ailleurs une frange influente de la classe dirigeante ? Nous allons essayer d’aller jusqu’au bout et de faire campagne, tout en restant vigilants sur les conditions dans lesquelles se dérouleront les élections. Notre participation au scrutin n’aura aucune signification si le contact avec la population est impossible.
En 2004, la « nouveauté pluraliste » résidait dans la candidature de Mohamed Ali Halouani. Cette fois, cela pourrait être vous. Craignez-vous d’être instrumentalisé par le pouvoir ?
J’ai pesé ce risque, mais il est inévitable. On est dans le jeu politique, c’est de bonne guerre. Là où l’on sort du jeu politique normal, c’est quand il y a des gens qui sont au pouvoir pendant cinq ans, qui participent aux élections en disposant de moyens illimités, qui accaparent les médias audiovisuels et qui ont face à eux des partis ligotés, libérés pour les quinze jours de récréation, et qui sont ensuite à nouveau bâillonnés pendant cinq ans.
Me Néjib Chebbi, le leader historique du Parti démocratique progressiste [PDP], voulait être candidat, mais il en a été empêché par un amendement constitutionnel voté par le Parlement. Votre réaction ?
Néjib Chebbi est une personnalité politique et il a, comme plusieurs centaines d’autres personnalités du monde politique, syndical ou associatif, le droit de briguer la première responsabilité du pays. Le fait que l’on discute de la possibilité pour moi d’être candidat n’enlève rien à ce que nous avons dit dès le début, à savoir que cette loi constitutionnelle amendant l’article 40 et votée en juillet 2008 est une loi d’exclusion. Cette loi est mauvaise. Nous réclamons depuis des années une règle claire, praticable, consensuelle, connue de tous très longtemps à l’avance, afin que chacun des acteurs politiques de ce pays puisse se préparer en conséquence.
Pourquoi l’opposition tunisienne n’arrive-t-elle pas à s’entendre sur une candidature unique et avance-t-elle toujours en ordre dispersé ?
Je n’ai rien contre l’idée d’une candidature unique de l’opposition, je l’ai même suggérée il y a plusieurs mois, mais elle n’a pas rencontré d’écho. Mais ce n’est pas un drame. Pourquoi l’opposition devrait-elle nécessairement être unie ? L’élection présidentielle comporte deux tours. Au premier, on choisit, au second, on élimine. Le mode de scrutin ne nous oblige pas à nous rassembler dès le premier tour, au contraire. Et nous sommes presque dans un jeu politique de survie, dans l’obligation d’affirmer notre existence. Il n’y a, à mon avis, aucun mal à ce qu’il y ait une diversité de candidatures de l’opposition.
Sur quels thèmes allez-vous faire campagne ?
D’abord la réforme politique. Nous pensons qu’elle est aujourd’hui devenue incontournable pour redonner vie à cette société en grande partie muselée. Mais nous allons aussi insister sur les problèmes économiques et sociaux. Malgré tout ce qui a été dit et fait, le chômage n’a guère baissé, et sa structure est en train de s’aggraver, dans la mesure où la proportion de jeunes est très importante, et la part des jeunes instruits et diplômés ne cesse d’augmenter. C’est un problème grave qui peut, à terme, mettre en péril l’équilibre et la stabilité de notre société.
La réforme politique, cela pourrait ressembler à quoi ?
La Constitution de 1959, dans sa version originale, n’était pas un mauvais texte. Aujourd’hui, le problème se situe davantage dans les comportements que dans la loi. Il faut assurer et garantir en pratique l’indépendance de la justice et celle de la presse. Et là, il faut des actes. Le Conseil supérieur de la magistrature est un organe clé, mais il est composé à 90 % de gens nommés et, pour cette raison, il ne peut pas être indépendant ! S’agissant de la presse, je sais de quoi je parle : je suis le chef d’un parti légalisé depuis 2002 et je n’ai pas eu une seule minute de parole à la télévision ou à la radio nationale. Il faut faire sauter les verrous et ouvrir réellement le champ médiatique ! Enfin, et là on se situe dans l’ordre des symboles, il me paraît indispensable que le président de la République se dégage de ses responsabilités partisanes. Qu’il soit simplement le président de tous les Tunisiens et qu’il ne soit plus aussi le président du Rassemblement constitutionnel démocratique [RCD].
Revenons à votre diagnostic sur l’état du pays. Vous avez parlé du chômage et de l’éducation. Y a-t-il d’autres évolutions qui vous préoccupent ?
Oui. Le développement de la corruption. Elle existe partout, même dans les pays de vieille tradition démocratique. Mais elle est dénoncée dans la presse et on installe en permanence des outils pour la combattre. Il faut une justice indépendante pour lutter efficacement contre ce véritable cancer, qui se répercute dans le comportement général du citoyen, avec le triomphe de la « débrouillardise », et aussi dans celui des acteurs économiques. Pourquoi, malgré toutes les facilités et toutes les incitations existantes, nos opérateurs économiques n’investissent-ils plus ? C’est bien la preuve que les gens n’ont plus confiance.
Pour finir, quelle doit être l’attitude de l’opposition démocratique vis-à-vis des islamistes d’Ennahdha et des gens qui ont milité au sein de ce parti interdit ? Faut-il les intégrer, dialoguer avec eux ou, au contraire, maintenir une sorte de cordon sanitaire entre « eux » et « vous » ?
C’est un problème complexe, qui mériterait un grand débat national et qui a été complètement escamoté. Je suis partisan du dialogue avec les islamistes qui prônent la démocratie dans leurs déclarations. Mais ce dialogue doit s’inscrire à l’intérieur d’un cadre dessiné par les acquis républicains : le code du statut personnel et les règles démocratiques, qui sont des règles universelles et que chacun doit accepter sans réserve. Ce dialogue, nous l’avons instauré, avec d’autres, dans le Collectif du 18 octobre. Il progresse. Trop lentement au goût de certains. Personnellement, je ne suis pas pressé. Nous sommes en train de constituer un socle, immuable, consensuel, qui nous permettra de ne pas vivre dans l’angoisse du lendemain. Les islamistes ont été diabolisés, et cela a surtout servi à justifier la répression. On a aussi peut-être exagéré leur audience. Je ne suis pas certain que si demain il y avait des élections sincères, auxquelles ils participeraient, ils seraient majoritaires. Enfin, Ennahdha ne représente pas tous les islamistes. L’organisation est dépassée, sur sa droite, par des phénomènes beaucoup plus dangereux de djihadisme. Je n’ai pas peur de la confrontation avec Ennahdha. La société tunisienne a connu de grandes avancées économiques et sociales sous Bourguiba et sous Ben Ali. Les femmes y sont libres, scolarisées et éduquées depuis plus de cinquante ans. Elle est en mesure de sécréter assez d’anticorps contre toute velléité de retour en arrière.
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