Les damnés de la fac
Sauf lorsqu’ils bénéficient d’une bourse ou du soutien financier de leurs familles, les 125 000 étudiants africains vivent le plus souvent dans des conditions extrêmement précaires. Reportage.
Khalil* vient du Niger. De sa petite chambre de 12 m2, sans toilettes ni douche, au douzième étage d’une tour, il jouit d’une vue imprenable sur la ville de Grenoble et, au loin, les sommets alpins enneigés. Après des études de lettres modernes en Algérie, il est arrivé en France il y a cinq ans pour compléter sa formation par un master, puis un doctorat en sciences de l’éducation. Avec son visa en règle et la bourse que lui octroie le gouvernement nigérien, il ne se faisait pas trop de soucis. Lui-même étudiant en France dans les années 1970, son oncle s’était d’ailleurs montré résolument optimiste : « Pas de problème, quand tu arriveras là-bas, tu pourras travailler et gagner de l’argent dès le lendemain, si tu le souhaites. » La réalité a été sensiblement différente.
Khalil débarque donc à Grenoble en octobre 2004, un mois après la rentrée universitaire, son visa lui ayant été délivré tardivement – une situation hélas fréquente. Sans endroit où aller, il est tour à tour accueilli par deux compatriotes qui disposent d’une chambre minuscule à la cité universitaire. Sa bourse ne lui ayant pas été versée, sa demande de logement est bloquée. Et il lui faut rattraper le retard déjà accumulé à la fac : les examens approchent… Des histoires de ce type, les quelque 125 000 étudiants africains en France sont nombreux à en avoir vécu à leur arrivée.
Peau de chagrin
Ces derniers restent largement majoritaires au sein de la communauté étudiante étrangère, même si leurs condisciples venus des pays émergents, Chine en tête, ne cessent de gagner du terrain. Les raisons de cet afflux ? La langue, bien sûr, mais aussi le montant des frais d’inscription, plus modéré ici que dans bien d’autres pays. Reste que le coût de la vie étant ce qu’il est, étudier en France n’a rien d’une sinécure. D’autant que les boursiers ne sont pas très nombreux.
Parmi les 7 000 étudiants non français inscrits dans les quatre principales universités grenobloises pour l’année universitaire 2008-2009, 1 300 (essentiellement des Européens, via le programme Erasmus) bénéficiaient d’un programme d’échange et 700 d’une bourse de leur gouvernement ou de la France. Mais le nombre des bourses allouées par cette dernière se réduit comme peau de chagrin : 19 612 en 2008, soit 30 % de moins qu’en 2001. Pour ceux qui obtiennent tel ou tel type d’aide, tout va en général à peu près bien. Sauf s’ils peuvent compter sur un soutien familial, les autres sont livrés à eux-mêmes. Et condamnés à galérer.
« La situation était pire encore il y a trois ou quatre ans, se souvient Nicole Robert, l’un des médecins chargés de faire passer la visite médicale obligatoire pour obtenir un titre de séjour. On voyait passer des dizaines d’étudiants dans des situations critiques, parfois sans un sou en poche. » Et totalement incapables de faire face à l’accumulation des difficultés : lenteur des procédures administratives, difficulté d’accès aux soins, absence de bourse, graves problèmes de logement, etc. Alors, pour faire bouger les choses, le docteur Nicole Robert se démène, multiplie les démarches administratives, écrit aux présidents d’université. « Ces cas extrêmes sont aujourd’hui beaucoup moins nombreux », se réjouit-elle.
Selon les autorités, préfecture en tête, Grenoble est une ville modèle pour ce qui concerne l’accueil des étudiants étrangers. Depuis 2003, un guichet spécial est ouvert sur le campus pendant les premiers mois de l’année universitaire. Il permet aux nouveaux venus de regrouper toutes les démarches administratives obligatoires. Et, le cas échéant, de bénéficier des services d’une assistante sociale et d’une association d’aide à l’intégration.
Cela ne règle pas tous les problèmes. Les démarches sont fastidieuses et les relations avec les autorités administratives souvent tendues. Depuis cinq ans, confie Khalil, une dizaine d’étudiants, tous africains, ont, dans les mois qui ont suivi leur arrivée, « clandoté » dans sa petite chambre : ils n’avaient nulle part où aller. La pratique est théoriquement interdite, mais, « là-dessus, le Crous [l’organisme qui gère, entre autres, les résidences universitaires] ferme les yeux ».
Entre les mailles du filet
Selon une étude de l’Observatoire de la santé des étudiants de Grenoble, à paraître ce mois-ci, la précarité touche 45,8 % des étudiants étrangers inscrits en première année de master. Soit trois fois plus que leurs condisciples français. « Et encore, commente Paul Kananura, président de l’Association des stagiaires et étudiants africains en France (Aseaf), cette étude ne détaille pas l’origine des étudiants. Pour les Africains, la situation est probablement plus grave encore. »
Pourtant, obtenir un visa pour étudier en France n’est pas à la portée de tout le monde. Parmi les nombreux critères à remplir figure l’obligation de disposer d’un revenu mensuel d’au moins 430 euros pendant toute l’année universitaire. Certains parviennent à passer entre les mailles du filet, convaincus de pouvoir gagner aisément de quoi vivre après leur arrivée. C’est le cas de l’Algérien Anas. Lors des vérifications entreprises par le consulat de France, son compte bancaire était créditeur de 7 000 euros. Mais cette somme lui avait été prêtée par des proches. « J’ai dû la rembourser dès que j’ai eu mon visa, sourit-il. J’étais loin d’avoir autant d’argent quand je suis arrivé. » Mais le minimum requis est-il suffisant ? « Pour venir vivre ici, il faut, au minimum, entre 600 et 700 euros par mois, estime le président de l’Aseaf. Trop d’étudiants sont orientés vers nous parce qu’ils n’ont ni argent ni endroit où aller. »
Bien sûr, l’argent ne résout pas tout. À Grenoble, une chambre du Crous est proposée à chaque étudiant qui en fait la demande. Mais avant d’en obtenir les clefs, il faut remplir certaines conditions, parmi lesquelles ce cauchemar de tout nouvel arrivant : trouver un garant. Autrement dit un ressortissant d’un pays de l’Union européenne qui s’engage à payer le loyer en cas de défaillance du locataire. Sur ce point, le Crous se montre inflexible. Or, quelle autre solution quand on n’a pas la chance de bénéficier d’une bourse ? « C’est une aberration. Est-ce qu’ils se rendent compte de la difficulté de trouver quelqu’un qui, sans le connaître, fasse à ce point confiance à un étranger ? » s’énerve un étudiant, salarié du Crous à temps partiel et résident de la cité universitaire Olympique.
Ghettoïsation
Dans cette résidence construite il y a près d’un demi-siècle (les délégations étrangères y furent hébergées lors des Jeux olympiques d’hiver de 1968), le temps semble s’être arrêté. La superficie des chambres ne dépasse pas 9 m2, le mobilier est vétuste, le linoléum souvent déchiré. Il n’y a que deux toilettes, douches et plaques de cuisson électriques par étage. Et, on l’imagine, nulle connexion à Internet.
Certains pavillons ont certes été rénovés, mais au prix d’une augmentation du loyer. Au pied de l’un d’eux se trouve une salle informatique gérée par l’association des résidents, dont le président est guinéen. On y croise une écrasante majorité d’étudiants africains désireux de se connecter à Internet.
Constat similaire à Condillac, l’autre vieille résidence universitaire de la ville, où la rénovation des immeubles n’a pas encore commencé. « Ici, les Blancs, tu les comptes sur les doigts d’une main ! » s’étonne un étudiant sénégalais.
En 2005, un rapport de l’Inspection générale de l’administration de l’Éducation nationale et de la recherche (IGAENR) mentionnait déjà un risque de
« ghettoïsation » et de « communautarisme » dans les cités universitaires les moins chères. Avec son corollaire : « dégradation de l’image, fuite des étudiants nationaux… ». Le taux d’étudiants étrangers ne devrait en aucun cas dépasser 30 %. On en est loin.
« Dans toutes nos résidences, des plus anciennes aux plus récentes, nous avons un contingent de 35 % réservé aux étudiants étrangers, se défendent les responsables du Crous. Mais à partir du mois d’octobre, nous n’en tenons plus compte : il serait ridicule, sous ce prétexte, de refuser une chambre à quelqu’un qui en a besoin. » Toujours situées dans les résidences les moins demandées – et les plus anciennes –, les chambres vacantes échoient donc généralement aux étudiants arrivés tardivement.
À l’Arpej, une résidence toute proche mais gérée par une association pour le compte de l’office HLM, seuls 6 % des habitants sont français. Laurent Demont, son gérant, affirme recevoir quelques candidatures d’étudiants refoulés par le Crous faute d’avoir pu trouver un garant. « Malheureusement, il y a des étudiants auxquels je ne peux rien proposer parce que leurs garanties ou leurs revenus sont vraiment trop insuffisants », explique-t-il.
Pour les non-boursiers, le travail à temps partiel est une nécessité absolue. « Tu ne peux pas te nourrir avec les travaux pratiques », tente de sourire un désabusé. Ils ont le droit de travailler jusqu’à 50 % de la durée légale. Ce qui, pour un smicard, se traduit par un salaire mensuel à peine supérieur à 500 euros.
Comme beaucoup de ses camarades, Anas fait des ménages, une fois par semaine, dans une station de ski proche de Grenoble. Un minibus vient le chercher, avec ses « collègues », devant la résidence, le vendredi soir après les cours. Il rentre le lendemain soir avec 65 euros en poche. Mais à la fin de la saison d’hiver, il lui faut trouver un autre travail. Pas simple en ces temps de crise économique…
Par pudeur, ceux qui souffrent le plus osent rarement parler de leurs difficultés à leur famille. « En Afrique comme ailleurs, on ne parle pas de la misère », témoigne Paul Kananura. Alors ils serrent les dents en espérant s’en sortir. Car il leur faut quand même, d’abord et avant tout, rester concentrés sur leurs études. Pour eux, l’échec scolaire a des conséquences gravissimes : s’ils ratent plus d’une année, ils risquent de perdre leur titre de séjour.
« Vous leur laissez une chance, deux chances… Et puis arrive forcément le moment où, s’il n’y a aucune progression dans les études, vous êtes obligés de prendre une sanction », explique Laurence Tur, chef du bureau des étrangers à la préfecture de l’Isère. D’après ses chiffres, 7 500 demandes de renouvellement du titre de séjour étudiant ont été déposées en 2008. En réponse, 50 « obligations de quitter le territoire français » ont été adressées aux requérants. Ces derniers ont dû faire un choix : soit rentrer au pays les mains vides, soit rester clandestinement en France.
*Certains prénoms ont été changés.
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