Allô, c’est papa !

À la demande de Jeune Afrique, quatre auteurs du continent ont écrit une nouvelle. Pas de thème imposé, mais une seule contrainte : trouver le sujet de leur récit parmi une liste de citations. Le Djiboutien Abdourahman A. Waberi signe ici le premier de ces textes. Bonne lecture !

Publié le 8 septembre 2009 Lecture : 6 minutes.

Bravo fiston, bravissimo ! Mes félicitations personnelles, mon étreinte d’outre-monde ! C’est moi Barack senior, ton papa chéri. Tu sais fiston, je suis tellement fier de toi que ma voix traverse aisément les cieux pour parvenir à tes grandes oreilles. Déjà, au berceau, tu avais de ces oreilles d’éléphanteau. Je te signale qu’il y a un proverbe de chez nous qui dit, je cite de mémoire, ceci : « La victoire a cent pères, la défaite est toujours orpheline. » Je viens donc te féliciter personnellement après quatre décennies de silence parce qu’après tout je suis ton paternel et je réclame, moi aussi, ma petite part de cette victoire historique. Ann et moi sommes tellement fiers de toi. Bien sûr que nous nous sommes retrouvés au ciel. Bien sûr que nous sommes au courant de tout. Hein, qu’est-ce que tu crois, junior ? Ici aussi on se passionne pour cette élection. Figure-toi que les grands journaux du monde d’en bas tels que le New York Times, Le Monde, El País ou le Frankfurter Rundschau ne nous parviennent ici qu’avec un petit jour de retard mais heureusement qu’il y a Internet. Ici aussi, le 4 novembre est marqué dans le marbre de l’éternité. Fiston, tu ne peux pas imaginer combien tout le monde – ton père, ta mère, tes grands-parents noirs, blancs, jaunes et bruns, les résidents du paradis comme les damnés de l’enfer – est fier de toi. Attention à tes premiers pas. À peine élu, tu fais soulever déjà beaucoup d’espoir. Tu symbolises bien des choses, fiston. Tu es un peu plus que le premier président noir des États-Unis d’Amérique. N’oublie pas que le monde d’en bas et le monde d’en haut ont les yeux braqués sur toi. Tu feras tout ce qui est possible pour ne décevoir personne. C’est bien ça ton destin, non ? Ah, si on m’avait dit un jour que moi, Barack Hussein Obama senior, petit berger luo de la brousse kényane, premier étudiant africain de l’université de Hawaii, premier membre de mon clan à épouser une femme blanche, du Kansas qui plus est, j’allais être le père de ce… hum, je ne trouve pas le mot juste… Hum ! Ce n’est rien, c’est l’émotion, fiston… Attention, je ne t’entends plus… Ann ta mère t’appellera… Bravo encore… Saint Pierre te félicite aussi… Ah, quelle histoire !

Le son revient, c’est un miracle. Tu m’entends mieux, oui ? Laisse-moi te dire encore quelques mots et promis fiston je te lâche le grappin. Après tout j’étais le père absent, l’homme en fugue ! J’avais mes raisons aussi. Tu comprendras mon comportement un de ces quatre matins quand j’aurai pris le temps de t’exposer mes arguments ou quand tes deux filles, à leur tour, te feront des misères. En attendant tu as fort à faire, le monde entier te regarde avec une faim immense. Tiens, pour commencer, un petit conseil. Soigne ton entrée en fonctions. Et surtout n’imite pas cet idiot, je veux parler de Bill Clinton, parti en vacances sitôt élu.

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1960. Me voilà à Hawaii, chevauchant la plus belle des chimères. L’Afrique venait de s’émanciper. Le monde s’élargissait, l’avenir nous souriait à pleines lèvres. Fiston, tu as dû reconstruire mon parcours par bribes à force de patience, d’obsession et d’abnégation. Je reviens, à mon tour, sur ma propre trajectoire. Corrigeant ici un fait erroné, déplaçant là une virgule. Même dans les pages que tu m’as consacrées dans tes livres, j’ai repéré de petites erreurs. Qu’est-ce que tu crois, fiston, j’ai moi aussi le souci du détail. Je suis un écrivain tardif, consignant sa part de vérité par-dessus ton épaule. J’ai du pain sur la planche. Je tiens à remettre les choses à leur place car cela fait des années que la poussière s’est amoncelée sur les rails de mon existence, noyant ma vie dans la brume.

À ta naissance, je n’avais pas le sens de la famille. Le monde frappait à notre porte. Le Kenya, que dis-je, l’Afrique tout entière était notre enfant à nous tous. Les hommes et les femmes éduqués de ma génération ont revêtu les habits de parents. Certes, je vous ai abandonnés, Ann et toi, mais c’était pour prendre en charge une famille plus large. Un fardeau plus lourd. Un continent, tout juste sorti des langes coloniaux, à remettre sur pied. Tu n’es pas le seul à être abandonné, fiston. Ton demi-frère, George Hussein Onyango Obama, né en 1982, vit dans la misère à Nairobi. Je parie que tu ne le connais pas encore. Je peux me tromper ; méticuleux comme tu es, tu as peut-être déjà retrouvé sa trace. Es-tu venu en aide à ton demi-frère ? Tu es un saint homme, Barack. Un Christ en noir et blanc. Tu as aidé les gens en souffrance dans les ghettos de South Chicago, quelles que soient leur couleur ou la cause de leur misère. Et tu t’es dépensé sans compter pour eux alors que tu aurais pu faire carrière à Wall Street ou dans les institutions universitaires de la Ivy League. J’ai étudié à Harvard aussi, c’est notre seul point commun, tu ne trouves pas ?

Quand je vole ici dans les nuages sidéraux, ton ombre chemine avec moi. J’observe ton ombre imposante, tes grandes oreilles, ta nuque d’adolescent. J’imagine le reste, comble les trous avec des bribes de récits, de souvenirs lointains. Toutes les histoires familiales sont pleines de trous. La nôtre n’échappe pas à la règle. Tu es le fils qui a réussi, je reste le père qui a échoué. Ann a beaucoup contribué à cette réussite. Elle a réussi à t’élever honorablement même quand elle se trouvait à des milliers de kilomètres de toi. Figure-toi que pendant des années, avant que je ne la retrouve pour l’éternité, Ann était pour moi un horizon. Un aiguillon. Toutes les femmes sont des aiguillons, disent nos ancêtres luos, qui ne se gênent pas pour se marier et se démarier tout au long de leur vie. Fiston, je suis sûr d’une chose : tu as trouvé en Michelle la femme suprême.

Je suis parti. Oui, parti pour améliorer le sort des miens. À Kogelo, mon petit village de l’ouest du pays, les paysans sarclaient depuis des décennies une terre qui ne tient pas toujours ses promesses. Et pour cause, les colons avaient pris de force les meilleures terres du pays, repoussant les autochtones vers les falaises abruptes, les arroyos brûlants et les plaines sablonneuses. La déforestation et l’érosion ont fait le reste, laissant sur le carreau des centaines de milliers de paysans relégués désormais dans les bidonvilles de Nairobi, de Mombasa, de Kisumu. Notre province de Nyanza était et reste encore la plus maltraitée par les politiciens de Nairobi. Ah, la vieille sournoiserie des hommes politiques qui n’ont que le mot « ethnie » à la bouche !

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J’ai eu mal à la vie. Longtemps, j’ai bu comme un trou. Histoire de taire les douleurs qui m’accablaient. Quelques années après l’indépendance, le Kenya n’assurait plus la pâte de maïs et le cachet d’aspirine à ses enfants, alors que ses terres, ses lacs et son front de mer demeurent des cornes d’abondance. Dire que j’ai renoncé au confort du Nord pour construire ce pays. Oh Seigneur, j’ai bu et creusé un puits profond tout autour de moi. Non, ce n’est pas moi qui creusais – c’est le puits qui, ouvrant sa gueule, s’emparait de moi.

Je n’ai plus de raison de lécher mes blessures, tu as vengé notre nom. Pour la première fois de l’histoire américaine, tous les petits Nègres, tous les petits Latinos et les petits Asiatiques se sentent américains à part entière. Tu as porté au plus haut des sommets pas seulement le nom des Obama mais aussi celui de l’Afrique et de la race noire tout entière. Malia et Sasha doivent être très fières de leur père !

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Sois droit et tu feras du bien au monde ! Ah ce satané téléphone ! Je te laisse fiston. Attention, ça va couper !

* Abdourahman A. Waberi vient de publier Passage des larmes aux éditions Lattès.

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