Un génie nommé Sony Labou Tansi

En privé, Patrick Besson n’hésite pas à comparer l’écrivain Sony Labou Tansi à Arthur Rimbaud, à déplorer que son œuvre intégrale ne soit pas encore publiée dans La Pléiade. Dans l’une de ses nombreuses digressions dont il agrémente son nouveau roman, Mais le fleuve tuera l’homme blanc, il brosse, sous couvert de l’un de ses personnages, prénommé Bernard, un beau portrait de cet écrivain, ce confrère, ce frère même, avec lequel il a entretenu des relations parfois tendues mais toujours respectueuses. Extrait.

Publié le 1 septembre 2009 Lecture : 4 minutes.

Comme Henri Thomas allant rendre visite à Gide oublia son premier roman dans le métro et fut obligé de le réécrire (Le Seau à charbon, 1940), Sony perdit le manuscrit de La Vie et demie, qu’il refit en entier avant de le donner aux Éditions du Seuil, qui en ont refait une bonne partie. Il y a deux œuvres de Sony Labou Tansi : celle qui arrive chez l’éditeur et celle qui en ressort. Ce sera peut-être l’un des plus grands scandales intellectuels du XXe siècle, quand l’Afrique et sa littérature seront à leur place et compteront leurs mots : comment les romans de Sony furent revus, corrigés, nettoyés et retaillés par le personnel littéraire français. Nommé à Brazzaville, l’écrivain y fonde le Rocado Zulu Théâtre, qui représentera des pièces de Sylvain Bemba ou d’Aimé Césaire avant de devenir un lieu à l’usage exclusif de Sony. On y verra La Coutume d’être fou (retenue par le concours théâtral de RFI en 1980) et La Peau cassée. En 1983, l’auteur reçoit le Grand Prix littéraire de l’Afrique noire pour son roman L’Anté-peuple, dont la rédaction est antérieure à celle de La Vie et demie, ce qui se voit. On y trouve néanmoins ces phrases qui me ravissent : “L’Afrique, cette grosse merde où tout le monde refuse sa place”, “Vous avez la gueule de quelqu’un qui regarde dans le suicide”, “Gamine, gamine, se mitrailla Dadou”, “On demandait à Dieu de faire le boulot des hommes, comme si les hommes avaient jamais essayé de faire celui de Dieu”. Le sujet de L’Anté-peuple est la mutuelle obsession érotique dont sont victimes les jeunes profs et leurs plus jolies élèves, et les conséquences catastrophiques, surtout en régime totalitaire, qu’elle entraîne.

Sony pompe Márquez, qui a pompé Faulkner, qui a pompé Joyce, qui a pompé Homère. Mais Homère n’a pompé personne et personne ne pompe Sony. Ils sont le début et la fin de la chaîne du génie littéraire. Quand je le rencontre en 1987, Labou Tansi est devenu pour moitié limougeot, passant chaque automne au Festival des francophonies de Limoges, où il a présenté L’Arc en terre et La Rue des mouches. Trois de ses pièces ont en outre été jouées à Paris : au siège de l’Unesco, au Théâtre national de Chaillot et à l’Espace Kiron. On a également vu Conscience de tracteur à Dakar et La Parenthèse de sang à New York. Il est alors en train d’écrire Les Yeux du volcan, qui seront, avec Le Coup du vieux, chez Présence africaine, en 1988, le dernier roman qui paraîtra de son vivant. A-t-il déjà le sida ? Il se consacrera désormais au théâtre, où l’écrivain est aidé par les acteurs et le public, et à la politique, où les masses le soulèvent. De plus en plus anticommuniste, nationaliste et mystique, Sony décourage ses bienfaiteurs français de la gauche maçonne, humanitaire, antifasciste. […] Quittant Limoges, il réside en 1992 à Sienne, où il donne Une chouette petite vie bien osée. C’est l’année où Nguesso quitte le pouvoir après son échec aux élections présidentielles, cas presque unique de respect des règles démocratiques dans toute l’Afrique subsaharienne depuis les indépendances. Pendant cinq ans je me ferai rare au Congo, où Sony dépérit, puis agonise. Il mourra trois jours après sa femme, elle aussi atteinte du sida, le 14 juin 1995.

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En avons-nous reproché des choses aux romans de Sony, nous africanistes et africanophiles, Blancs et Noirs, tous un peu africanophobes, pendant nos dîners dans les restaurants camerounais de Paris. […] Traître à l’art du roman, à la dignité des Congolais et à la modernité scientifique, Sony était le parfait sujet de conversation aigre et avinée pour les écrivains ratés que nous étions. Mais, chacun, rentré chez soi, qui dans son penthouse de l’avenue Victor-Hugo payé par le président, qui dans son studio de Gennevilliers payé aussi par le président, tel autre squattant chez une grosse Blanche du Marais, ou moi dans mon cinq pièces de Rueil-Malmaison rempli de fiches sur les personnalités africaines censées m’être toujours utiles, c’était une page de Sony que nous relisions avant de nous endormir, prose ou poésie : l’écrivain bakongo ne faisait plus la différence et ses lecteurs continuent.

Quel étrange homme tu es, me disait Sony. Tu vois aussi nettement le Bien que tu as en toi et le Mal que tu fais autour de toi sans que ça provoque en ta personne le chaud ou le froid. Peut-être es-tu mort et ne le sais-tu pas ? Ou le sais-tu ? Vivrais-tu pour le seul plaisir intellectuel de nier ta disparition ?” Dire à quelqu’un qu’il est mort est une injure en Afrique, mais pas en Pologne, où tous les juifs sont morts. Quel Bien avais-je en moi et quel Mal faisais-je autour de moi ? C’était le contraire. Je me sentais vide et médiocre, alors que j’avais dédié ma vie, c’est-à-dire mon travail, à la sécurité et au bien-être d’Elena et de Pouchkine, ainsi qu’à ceux de Gertrude, qui faisait un enfant par an. Si elle n’était pas morte en 1997, aujourd’hui elle en aurait vingt. “Il n’y a pas que les choses matérielles. Il n’y a aucune chose matérielle.” Il pouvait parler, lui qui passait son temps pas libre à courir derrière subventions d’État, aides de l’ambassade de France, bourses d’Elf, prêts de la BNP. J’exagère : il passait aussi beaucoup de temps à causer avec ses amis. Mais préférait parler à ses ennemis, parmi lesquels il me rangeait malgré l’amitié que nous avions l’un pour l’autre. Je serais tenté de dire : la tendresse. Sony pouvait avoir de la tendresse pour ses ennemis. C’est conseillé par l’Évangile. Un de ses livres fétiches. Un de ses fétiches. Mais tous les livres étaient ses livres préférés. On avait l’impression qu’au lieu de vous regarder et de vous écouter il vous lisait. Il tournait vos phrases comme des pages.

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