L’épopée culturelle des Africains-Américains (5) : Du noir et blanc à la couleur
Dernier épisode de la série consacrée aux enjeux identitaires, politiques et raciaux qui traversent la culture noire américaine : le cinéma.
Le jour de l’investiture de Barack Obama, l’acteur noir Dennis Haysbert, qui a lui-même interprété un président dans la série à succès 24 heures chrono, a osé l’affirmer : « Mon interprétation a contribué à ouvrir les yeux des Américains. » L’argument est difficile à vérifier, mais révèle à quel point, aux États-Unis, l’Histoire et le cinéma sont profondément liés. Et particulièrement lorsqu’il s’agit de la représentation de la communauté africaine-américaine à l’écran.
Pas étonnant, dès lors, que dans la société ségrégationniste et raciste du début du XXe siècle le cinéma américain ait donné une image extrêmement négative des Noirs. Réduits au statut d’esclave, de saltimbanque ou de domestique, les Africains-Américains sont vus au travers de l’œil blanc et confinés au rôle de faire-valoir. Pis, ils sont parfois directement mis en accusation, comme c’est le cas en 1915 dans Naissance d’une nation, chef-d’œuvre de D. W. Griffith. Très réussi sur le plan technique, le film valorise l’action du Ku Klux Klan et réfute l’idée que les Noirs puissent un jour s’intégrer à la société américaine. Dans un entretien donné à la presse américaine, le réalisateur noir Charles Burnett considère que « Naissance d’une nation a été à l’origine d’une représentation caricaturale, bouffonne et sans substance des personnages de couleur jusque dans les années 1960 ».
Enduits de cirage
Les premiers films hollywoodiens n’échappent pas à la règle. Réalisés et produits par des Blancs pour un public blanc, les personnages noirs sont interprétés par des Blancs grimés. Car si l’industrie du cinéma rejette les Africains-Américains, elle n’en a pas moins été très influencée par la culture noire. Les premiers esclaves africains débarqués en Virginie à la fin du XVIIe siècle ont apporté avec eux des « chants nègres » et des danses, qui sont très vite repris par des acteurs blancs enduits de cirage dans le cadre de ce qu’on appelle minstrel show ou blackface minstrel (voir J.A. n° 2533). Ces spectacles jettent les bases d’une tradition de caricature de la communauté noire, qui influence durablement la production cinématographique. Elle est, par exemple, à l’œuvre dans Le Chanteur de jazz – le premier film parlant de l’histoire du septième art.
Il faut attendre 1940 et Autant en emporte le vent pour qu’une comédienne africaine-américaine, Hattie McDaniel, reçoive l’oscar du meilleur second rôle. C’est la première fois qu’un comédien noir a le droit d’assister à la cérémonie au Chinese Theater comme invité et non comme serviteur. Mais l’oscar ne protège pas Hattie McDaniel des humiliations et des critiques. Lors de la première du film à Atlanta, le réalisateur, David O. Selznick, renonce à emmener avec lui les acteurs noirs du fait des lois ségrégationnistes qui règnent dans l’État. L’actrice est également dans la ligne de mire de la NAACP (National Association for the Advancement of Colored People, l’association de promotion des personnes de couleur), qui lance au début des années 1940 une campagne pour convaincre les acteurs noirs de ne plus jouer le jeu des Blancs en incarnant des personnages dévalorisants et stéréotypés.
Coincés entre le regard méprisant des Blancs et les jugements de leur propre communauté, les acteurs noirs ont beaucoup de mal à trouver leur place. Et si Hattie McDaniel n’hésite pas à affirmer qu’elle « préfère jouer le rôle d’une domestique plutôt que d’en être une », Lena Horne, la première icône glamour noire, avait fait inclure dans son contrat une clause selon laquelle elle n’incarnerait pas de domestique ou d’esclave à l’écran.
Après la Seconde Guerre mondiale, des Noirs vont pour la première fois se voir proposer des rôles de premier plan. Même si le folklore lié à l’image des « nègres » (negroe, le terme anglais de l’époque pour désigner les Noirs américains) continue de fleurir, des réalisateurs comme Elia Kazan osent s’emparer d’histoires plus complexes, où la question du racisme est abordée directement. Mais ni le réalisateur ni le producteur ne sont assez téméraires pour oser engager Lena Horne – pressentie pour le rôle – et ils lui préfèrent une jeune actrice blanche, qui ne choquera pas le public.
« Blaxploitation »
Dans les années 1950, une véritable classe moyenne africaine-américaine émerge, et le cinéma reflète cette évolution en offrant à quelques acteurs des rôles de premier plan. Sidney Poitier devient en 1963 le premier comédien noir à obtenir l’oscar du meilleur acteur. Il incarne, presque malgré lui, un certain idéal intégrationniste en jouant tour à tour un brillant médecin, un chimiste ou un policier au grand cœur. En accédant au statut de star, il offre à toute une génération l’image et l’espoir d’une égalité encore proscrite par la loi. Jamais dupe de son rôle de « caution » dans un système qu’il combat discrètement, aux côtés notamment de Martin Luther King, il est très critiqué par le « Black Power », qui l’accuse de donner aux Blancs une image lisse et soumise des Noirs.
C’est cet esprit revendicatif et parfois revanchard qui concourt à la naissance de la « blaxploitation » dans les années 1970. Des cinéastes africains-américains décident de mener une offensive contre le cinéma blanc hollywoodien en maîtrisant toute la chaîne de production de leurs films. Produits, écrits, réalisés et joués par des Noirs, les films de la « blaxploitation » célèbrent la fierté d’être africain-américain. Pour la première fois, des Noirs incarnent tous les rôles de la société, flics, voyous, sex-symbols ou même personnages historiques. La plupart des films de la « blaxploitation » sont loin d’être des chefs-d’œuvre, mais quelques grands succès comme Shaft, en 1971, ou Sweet Sweetback’s Baadasssss Song ont marqué les esprits, notamment grâce à leur bande originale.
Le genre, qui va très vite s’essouffler sur le plan artistique, va avoir une influence notable sur de nombreux réalisateurs désireux de raconter la vie de leur communauté. C’est la naissance d’un cinéma indépendant et engagé, dont les réalisateurs ont souvent d’abord été remarqués en Europe lors de festivals. Pour le critique de cinéma James Murray, le cinéma noir poursuit trois buts, « la réfutation des mensonges des Blancs, le reflet de la réalité noire et, en guise de propagande, la création d’une image positive des Noirs ». Figure de proue de ce mouvement, le réalisateur Spike Lee s’attache à retracer dans ses films, comme Malcolm X (1992) ou Miracle à Santa Anna (2008), des pans entiers de l’histoire américaine que le cinéma a occultés.
Même si les Noirs ont aujourd’hui accédé à l’égalité juridique et que leurs conditions sociales se sont améliorées, les productions des studios hollywoodiens reflètent très peu la diversité ethnique de la société américaine. « Un film qui a pour acteur principal un Noir met en moyenne deux fois plus de temps pour trouver un financement, car les producteurs craignent que cela n’intéresse pas la majorité blanche », explique James Murray. Encore aujourd’hui, on ne compte que 5 % d’Africains-Américains parmi les 5 700 membres de l’Académie des oscars, alors que la communauté noire représente près de 13 % de la population américaine.
Pour Todd Boyd, chercheur spécialiste des minorités ethniques dans le septième art, « le cinéma reflète la société et suit son évolution. Mais il peut aussi aller plus vite qu’elle et contribuer à la faire progresser ». En faisant jouer des acteurs noirs dans des rôles qui ne sont pas spécifiquement écrits pour des Noirs, Hollywood pourrait bien s’être engagé dans une logique postraciale. « D’autant qu’avec l’élection de Barack Obama plus aucun rôle ne paraît inaccessible aux acteurs africains-américains », conclut le chercheur.
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