Francis Jeanson, un héros de l’ombre

Militant anticolonialiste aussi discret que déterminé, le fondateur et animateur du célèbre réseau de soutien au FLN algérien s’est éteint le 1er août, à 87 ans.

Renaud de Rochebrune

Publié le 11 août 2009 Lecture : 5 minutes.

Ce n’est pas dans la presse française mais par un quotidien d’Alger – La Tribune – qu’on a appris, à la fin du mois de juillet, que Francis Jeanson, fondateur et animateur du célèbre réseau de soutien au FLN dit des « porteurs de valises » pendant la guerre d’Algérie, était très malade, sur le point de disparaître. Risquant, selon l’auteur de l’article, de « tirer sa révérence dans l’anonymat ».

Il est mort le samedi 1er août à l’âge de 87 ans, près de sa ville natale de Bordeaux, après une longue maladie, comme on dit en général pudiquement, ainsi que sa famille l’a annoncé sans précipitation, deux jours plus tard. Même si son décès a été en réalité largement commenté par tous les grands journaux français, c’est encore la presse de la Ville blanche, qu’il aimait tant, qui lui a réservé, dès le lendemain, les plus vibrants hommages, allant jusqu’à parler d’un homme qui, pour les indépendantistes algériens, fut « plus qu’un sympathisant, plus qu’un compagnon, un participant à la Révolution, un frère ».

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Rien d’étonnant en fait à cela. L’homme Francis Jeanson, philosophe de formation, n’a jamais cherché à tirer la moindre gloire de son parcours de militant anticolonialiste qui n’hésita pas à passer à l’action, au risque – qui devint réalité lors de son procès – d’apparaître comme un traître aux yeux de ses compatriotes français. Qui l’a rencontré, comme nous-mêmes en 1990 lors de la réalisation d’un documentaire, peut témoigner à quel point celui qui, selon ses propres mots, « ne pouvait être contre une guerre de libération » estimait avoir agi tout naturellement en faveur du FLN pour défendre les valeurs républicaines d’égalité et de liberté – « la fraternité, n’en parlons pas ! » – que la France, y compris à gauche, avait alors abandonnées. Et avoir de ce fait simplement le droit d’éprouver le sentiment du devoir accompli. Son combat aux côtés des nationalistes algériens fut pourtant tout sauf banal, « naturel ». Fruit d’une initiative individuelle vouée à rester ultra-minoritaire, soutenue d’ailleurs par aucune organisation ni par aucun parti politique français de quelque bord que ce soit (mis à part quelques rares trotskystes), susceptible de n’apporter aucun bénéfice autre qu’éthique à son auteur, il ne pouvait être mené qu’à la faveur d’une détermination et d’un courage inouïs. 

Intellectuel engagé

C’est en rejoignant, en 1943, à 21 ans, les Forces françaises libres d’Afrique du Nord, après s’être évadé de la métropole occupée en traversant l’Espagne et le Maroc pour échapper à la déportation en Allemagne au titre du STO (Service du travail obligatoire, imposé par l’Allemagne nazie), que le jeune philosophe bordelais découvre Alger, alors surtout pour lui le haut lieu de la Résistance française face aux Allemands et à Pétain. Ce qui l’incite à retourner deux fois en Algérie pour d’assez longs séjours en 1948, où cette fois la réalité coloniale – et en particulier, dira-t-il, « l’immense mépris des Européens pour les Algériens » – lui saute aux yeux. Il rencontre à cette occasion des nationalistes qui l’aident à comprendre une situation qui le révolte. Proche d’un Sartre existentialiste pour lequel un homme n’est que la somme de ses actions, et à ce titre devenu l’un des responsables des Temps modernes, la plus célèbre revue des intellectuels de gauche de l’époque, militant inconditionnel de la liberté des individus comme des peuples, il ne pouvait que se mobiliser quand l’insurrection éclate en Algérie, en 1954.

Réagissant comme un intellectuel engagé à la mode sartrienne, il écrit donc avec son épouse Colette un livre, L’Algérie hors la loi, qui, dès sa parution en 1955, fait grand bruit. Il s’agit en effet du premier texte d’un Français qui, à ce moment-là, alors qu’on ne parle à Paris que de hors-la-loi et de terroristes face auxquels il faut simplement rétablir l’ordre, dénonce « l’écrasement colonialiste de l’Algérie » et, surtout, affirme que le combat du FLN est légitime. Venus dans la capitale française pour mobiliser les travailleurs d’outre-Méditerranée en faveur de l’organisation indépendantiste qui a lancé la lutte armée, des nationalistes qu’il a connus à Alger demandent alors à ce sympathisant avéré de les aider d’un point de vue pratique, notamment parce qu’ils ne peuvent pas circuler facilement : la police procède régulièrement dans la rue ou dans le métro à des contrôles et à des arrestations au faciès. C’est ainsi que, en 1957, après avoir joué un temps les chauffeurs bénévoles, il est amené, petit à petit, à créer une véritable organisation secrète, qu’il dirige avec des adjoints soigneusement sélectionnés pour devenir des professionnels de la clandestinité, comme Jacques Vignes, qui travaillera par la suite pendant des années pour le groupe Jeune Afrique. Le réseau, qui comprendra bientôt des centaines de membres considérant comme lui que « s’il y avait alors trahison, c’était celle de l’État français par rapport aux valeurs républicaines », se met au service de la Fédération de France du FLN pour collecter et faire passer en Suisse les cotisations des travailleurs émigrés en métropole, héberger des militants, organiser des filières de passage des frontières, etc. Un appui inestimable, alors même que le financement du FLN dépend pour l’essentiel de l’argent récolté dans l’Hexagone. 

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Une autre France

Ce n’est qu’en 1960 que la police française réussira à démanteler l’essentiel du réseau Jeanson, obligeant son animateur à cesser ses activités pour le FLN en France et à s’enfuir. Condamné par contumace à dix ans de prison, amnistié par le régime gaulliste en 1966 seulement, quatre ans après la victoire de ceux qu’il avait tant aidés et alors qu’il n’apprécie plus guère la tournure que prend le régime au pouvoir à Alger, il retourne en France, décidé à commencer une nouvelle vie. D’abord responsable d’une maison de la culture à Chalon-sur-Saône, il se consacrera ensuite aux questions sociales et plus particulièrement psychiatriques, rédigeant plusieurs ouvrages qui retiendront l’attention des spécialistes. On ne verra jamais l’intellectuel intègre parader dans les médias. L’Algérie ne retiendra à nouveau son attention qu’au tournant des années 1990, où son amour intact de la liberté le conduira à dénoncer le péril islamiste et à se rapprocher quelque peu des autorités qui le combattent. Puis il retournera à ses travaux, tant qu’il lui restera des forces.

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Les réactions unanimes qu’a suscitées la disparition de Francis Jeanson montrent que sa volonté de discrétion une fois passé le temps de l’action, qui ne l’empêchait pas bien sûr d’assumer sans le moindre remords son combat passé, ne l’a heureusement pas condamné à l’oubli. Il restera un exemple. Des deux côtés de la Méditerranée. Peut-être, d’ailleurs, est-ce surtout grâce à lui, comme le souhaitait à l’annonce de sa mort l’historien Daho Djerbal, qu’un jour prochain l’Algérie pourrait enfin « ne plus identifier la France aux pires excès d’une certaine politique algérienne ».

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