L’Afrique : si proche, si lointaine
Tests ADN, recherches sur les origines, voyages initiatiques… la communauté noire américaine entretient une relation singulière avec le continent.
Le développement de la généalogie génétique a eu, ces dernières années, une influence perceptible sur le rapport que les Africains-Américains entretiennent avec leur continent d’origine. Puisqu’il est désormais possible, via des tests ADN, de savoir assez précisément d’où ils viennent, nombre d’entre eux ont eu recours aux services de certaines sociétés, comme Africa America (voir J.A. n° 2513), qui réalise ce genre d’analyse pour quelques centaines de dollars. Et puisque des stars telles que les acteurs Isaiah Washington ou Whoopi Goldberg se sont prêtées au jeu, l’affaire a fait grand bruit dans les médias. Historien sénégalais professeur à la Columbia University de New York, Mamadou Diouf relativise néanmoins la portée générale du phénomène : « Les recherches via les tests ADN ne constituent qu’un moment très limité et sans conséquence dans la quête de racines des Africains-Américains. On en parle parce que certaines célébrités y ont eu recours. Mais pour en comprendre les enjeux et l’intérêt, il est indispensable de savoir que cet exercice, très américain, n’est pas circonscrit à la communauté noire. C’est aussi une simple manifestation du scientisme de la société américaine. »
Si l’élection d’un fils de Kényan à la présidence des États-Unis devrait, du moins sur le plan symbolique, considérablement modifier le regard que les Africains-Américains portent sur leurs origines, l’arrivée d’Obama à la Maison Blanche ne saurait transformer en profondeur les tendances à l’œuvre depuis près d’un siècle. « L’intérêt pour les racines africaines des anciens esclaves est ancien, il remonte au précurseur du panafricanisme, le Jamaïcain Marcus Garvey (1887-1940) », explique François Durpaire, historien et cofondateur de l’Institut des diasporas noires francophones.
Black is beautiful
Le vocabulaire utilisé pour qualifier les hommes et les femmes « importés » pendant la traite négrière montre l’évolution progressive du regard porté sur leur identité. Jusque dans les années 1960, le terme « Negroes » (« Nègres ») était couramment utilisé, même par un certain Martin Luther King, sans les connotations péjoratives qu’il peut revêtir aujourd’hui. Puis des leaders plus radicaux ont employé le terme « Black » (« Noir ») et, quand sur le continent est venu le temps des indépendances, l’origine des anciens esclaves a explicitement été mise en avant par le terme qui s’est désormais imposé, « African-American ».
« À partir des années 1950, les sujets traités dans le magazine Ebony témoignent de l’intérêt des Africains-Américains pour l’Afrique, même si la plupart des articles s’en tiennent à des idées reçues », explique Durpaire. Cette attirance pour le continent va grandissant tout au long de la lutte pour les droits civiques : Martin Luther King se rend, en 1957, aux cérémonies marquant l’indépendance du Ghana. Deux ans plus tard, en 1959, la visite du premier président de la Guinée indépendante aux États-Unis représente sans nul doute un tournant. Ahmed Sékou Touré, qui en pleine guerre froide joue la « tactique du pendule » en ménageant l’Est et l’Ouest, est reçu par le président Dwight Eisenhower et exige de se rendre dans un État du Sud – en sachant très bien la manière dont les Noirs y sont traités. « On lui a trouvé la Caroline du Nord, qui était un peu plus ouvert que les autres, raconte Durpaire. Le voyage des époux Touré a donné lieu à un feuilleton publié dans Ebony, qui en a aussi fait sa couverture. Pour la première fois, on pouvait voir une « vraie » femme africaine en une. Jusqu’alors, il n’y avait eu que des visages très occidentalisés. Ce genre d’événement influe sur la conscience collective des Africains-Américains. » Cette année-là, Sékou Touré fait aussi la couverture de Time, son visage apparaissant devant la carte de l’Afrique…
À la même époque, il est possible de lire, toujours dans Ebony, des offres d’emploi et des articles pratiques qui détaillent les avantages et les inconvénients qu’il peut y avoir à partir travailler en Afrique. « Ceux qui partent sont très minoritaires. Médecins, infirmières, volontaires dans des chantiers de jeunes… », tempère Durpaire. En revanche, la voie est enfin ouverte vers le rejet de la haine de soi-même et l’acceptation d’une identité noire. S’éclaircir la peau et se défriser les cheveux passent de mode. Le style « afro » s’impose. « Black is beautiful ». Et au-delà des simples apparences, l’afrocentrisme va pénétrer jusqu’au cœur de l’université. « À la différence de ce qui se passe en mai 1968 en France, les étudiants font pression pour changer les canons de l’université, explique Durpaire. Désormais, des Africains-Américains vont enseigner l’histoire de l’Afrique et de l’esclavage. »
Le rêve et le cauchemar américain
Le processus sera long – il est loin d’être achevé – mais la société américaine se transforme et évolue vers une meilleure reconnaissance des minorités. Fin de la ségrégation, égalité des droits, discrimination positive, les victoires se multiplient jusqu’à celle, écrasante, de Barack Obama.
Le fait de se sentir américain n’efface pas pour autant tout sentiment de proximité avec la terre d’où l’on vient. « Se sentir américain suppose – sauf pour les autochtones – l’attachement à un ailleurs qui est celui des origines, explique Mamadou Diouf. L’Américain est toujours un Américain avec une double référence reliée par un trait d’union : Irish-American ; Italian-American, Greek-American, Japanese-American, African-American… »
Reste que le rapport qu’entretiennent les Africains-Américains avec l’Afrique a considérablement évolué au cours de ces trente-cinq dernières années. Notamment en raison de l’arrivée de nouveaux migrants, étudiants ou immigrés, dont l’histoire n’a rien à voir avec celle de l’esclavage. Pour Mamadou Diouf, « aujourd’hui s’entremêlent la revendication africaine-américaine qui sollicite un récit ancré dans une histoire, celle de l’esclavage et de la discrimination, et une nouvelle narration configurée par les migrants qui s’introduisent sans complexe, par la force des bras et de l’esprit, dans un récit qu’ils considèrent accessible – le rêve (ou le cauchemar) américain. »
Les nouveaux migrants qui viennent du continent gardent en effet un lien très fort avec leur pays d’origine et, même si les voyages sont chers, le téléphone et Internet permettent de maintenir le contact avec la famille et les amis tout en se tenant au courant de ce qui se passe « au pays ». Les chaînes de télévision tournées vers la vie des diverses communautés diffusent des informations sur l’actualité politique des différents pays et les francophones, par exemple, se branchent sur TV5. La mondialisation a, d’une certaine manière, rapproché l’Afrique des États-Unis. « Pendant des années, le lien a été fantasmagorique, aujourd’hui il devient réel », résume Durpaire. Les interférences religieuses entre le Continent noir et l’Amérique pourraient être citées en exemple.
Les premiers Africains-Américains, les descendants d’esclaves, se sentent-ils pour autant beaucoup plus proches de leurs fort lointaines racines ? Pas vraiment. La majorité d’entre eux vivent éloignés de l’Afrique et en ont une vision plutôt caricaturale. Ils font, parfois, le pèlerinage à Gorée (Sénégal), mais traverser l’Atlantique est loin d’être une priorité. « La première immigration, aux États-Unis, elle est mexicaine, explique Durpaire. Pour l’Afrique, il est clair que la géographie est plus contraignante. »
Au final, la machine à fabriquer des Américains fonctionne tellement bien que les enfants des nouveaux migrants se sentent à 100 % africains-américains. Ils se reconnaissent dans une histoire commune. Au même titre que les arrière-arrière-petits-enfants d’esclave. Et si certains ont pu affirmer qu’Obama, fils d’un étudiant kényan, n’appartenait pas vraiment à la communauté (à l’inverse de sa femme), cela ne l’a pas empêché de devenir le premier des Américains. Loin de l’Afrique.
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