La longue marche des Africains-Américains

Si l’arrivée au pouvoir de Barack Obama est synonyme d’espoir, voire de victoire, pour les Noirs, la question raciale est loin d’être réglée aux États-Unis. Un seul chiffre : l’espérance de vie des descendants d’esclaves est de huit ans inférieure à celle des Blancs.

ProfilAuteur_AlainFaujas

Publié le 4 août 2009 Lecture : 7 minutes.

L’arrivée de Barack Obama à la Maison Blanche a fait pleurer de joie des millions d’Africains-Américains qui y ont vu le signe inespéré que leur longue marche touchait à la Terre tant promise de l’égalité avec le monde blanc américain. Mais, depuis cent cinquante ans, les désillusions ont été si fortes que nombre d’entre eux hésitent à y croire. La dernière date du 16 juillet, jour où le sergent James Crowley de la police de Cambridge (Massachusetts) passait les menottes, pour « comportement désordonné et belliqueux », à Henry Louis Gates, professeur à Harvard, qui tentait de rentrer chez lui. Malgré la carte d’identité de M. Gates prouvant qu’il était bien l’occupant des lieux. Mais M. Gates est noir, et le sergent blanc. De là à penser que celui-ci a commis un délit de faciès, il n’y a qu’un pas que le président Obama a franchi, le 22 juillet, en déclarant que « la police avait agi de façon stupide ». Avant d’inviter le sergent et le professeur à venir s’expliquer, autour d’une bière, à la Maison Blanche.

Non, la liberté des Noirs n’est pas encore pleine et entière. Obtenue par la fin de l’esclavage en 1865 grâce au président Abraham Lincoln, elle avait vite tourné pour 4 millions de « Negroes » au cauchemar de la ségrégation avec son cortège de panneaux « Whites only », d’humiliations quotidiennes, au mieux, et de lynchages, au pire.

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Un immense espoir s’était levé à nouveau dans les années 1960 avec les belles et douloureuses victoires arrachées par la non-violence de Martin Luther King, mais aussi par les émeutes des ghettos contre la bêtise des écoles et des bus séparés entre les Blancs et 20 millions de Noirs. La politique des présidents Kennedy et Johnson, la prise de conscience de nombreux Blancs que la ségrégation était inhumaine et, bien sûr, l’Affirmative Action, ce volontarisme social, éducatif et politique, semblaient annoncer la fin de l’errance noire. 

Deux tiers des condamnés à mort

Force est de constater que le compte n’y est toujours pas et que les sceptiques ont de bonnes raisons de prédire la persistance d’inégalités insupportables et l’impossibilité pour les Africains-Américains d’obtenir leur juste part du rêve américain.

En effet, les statistiques du US Census Bureau indiquent que les 40 millions de Noirs n’habitent pas la même Amérique que les Blancs. Les hommes noirs ont huit ans d’espérance de vie de moins que les autres Américains (75 ans), et les femmes noires sept ans de moins que les autres Américaines (81 ans). Leur taux de chômage est le triple (12,8 %) et leur revenu par tête largement inférieur (14 437 dollars contre 26 178).

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Tout est ainsi, à l’envi. En matière judiciaire, les Africains-Américains représentent les deux tiers des condamnés à mort, alors qu’ils ne pèsent que 13 % dans la population des États-Unis. Le système pénal envoie en prison un jeune Noir (20-34 ans) sur dix, mais seulement un jeune Blanc sur cent quatre. En matière d’éducation, le fossé demeure intact malgré les progrès. En 1960, 3 % des Noirs étaient diplômés de l’enseignement universitaire, contre 8 % des Blancs. Cinquante ans plus tard, les proportions respectives sont de 13 % et de 23 %. La fragilité de la famille noire augmente : en 1940, on dénombrait 18 % de foyers monoparentaux noirs, 28 % en 1970, 42 % en 1983 et 70 % en 2008, quand la proportion de foyers blancs de ce type est de 35 % actuellement.

C’est ce sombre panorama que le candidat Barack Obama a analysé dans son beau discours sur la question raciale prononcé durant la campagne présidentielle, le 18 mars 2008, à Philadelphie. La cause des causes de ces inégalités persistantes ? « Si tant de disparités existent dans la communauté afro-américaine d’aujourd’hui, déclarait-il, c’est qu’elles proviennent en droite ligne d’inégalités transmises par une génération antérieure qui a elle-même souffert de l’héritage brutal de l’esclavage et de “Jim Crow” [dénomination d’un Noir imaginaire et caricatural donnée aux lois retirant peu à peu le droit de vote aux Noirs américains à la fin du XIXe]. »

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Cet héritage calamiteux est évident en matière d’éducation. « La ségrégation scolaire a produit et produit encore des écoles inférieures, soulignait-il. Et l’éducation de qualité inférieure que dispensent ces écoles permet d’expliquer les flagrants écarts de réussite entre les étudiants blancs et noirs d’aujourd’hui. »

Les disparités de patrimoine ? « La discrimination légale – par laquelle on empêchait les Noirs, et souvent au moyen de méthodes violentes, d’accéder à la propriété, on refusait des crédits aux entrepreneurs africains-américains, on interdisait aux propriétaires noirs le droit d’emprunter, on excluait des Noirs des syndicats, de la police ou des pompiers – a eu pour conséquence l’incapacité des familles noires à pouvoir accumuler un patrimoine décent à transmettre aux générations suivantes, expliquait le futur président. Cette histoire permet d’expliquer l’écart de richesse et de revenu entre Noirs et Blancs, ainsi que la concentration des poches de pauvreté qui persistent au sein de tant de communautés urbaines et rurales. » 

Cycle de violence

Destruction du lien familial, services publics en déshérence, manque de patrouilles de police, absence d’aires de jeux, ramassage aléatoire des ordures, non-respect des codes d’urbanisme, « tout cela a contribué à créer un cycle de violence, un gâchis et des négligences qui continuent à nous hanter », conclut celui qui, durant plusieurs années, fut médiateur social dans le South Side, l’un des quartiers les plus déshérités de Chicago.

En fait, on ne peut plus parler d’un monde noir homogène, commente Pap Ndiaye*, maître de conférences à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). « On trouve d’abord, dit-il, une bourgeoisie noire qui s’est développée grâce à l’Affirmative Action et dont le nouveau président et sa femme sont deux excellents exemples, puisqu’ils ont été admis, l’un à l’université Harvard et l’autre à celle de Princeton grâce aux quotas d’étudiants noirs. Cette bourgeoisie a obtenu des diplômes prestigieux et des emplois rémunérateurs, et il lui arrive de mener grand train. »

Il distingue ensuite « une classe moyenne noire qui s’est énormément développée. Elle est composée d’employés, de fonctionnaires fédéraux, de petits commerçants. Elle prend en ce moment la crise de plein fouet, car c’est elle qui subit les effets des subprimes et qui perd ses maisons, qu’elle n’est plus capable de rembourser. »

Mais ce qui chagrinerait le plus Martin Luther King, s’il revenait sur terre, c’est l’état des ghettos que les entrepreneurs, les professeurs, les professions libérales et les cadres noirs ont quittés dès que leur condition s’est améliorée à partir des années 1970. « On y trouve un groupe dont la situation a même régressé en cinquante ans, souligne Pap Ndiaye. Une underclass d’hommes et de femmes qui survivent de plus en plus mal depuis la disparition des petits emplois ouvriers du fait de la crise du textile à New York ou de l’automobile à Detroit. Ils se retrouvent dans une grande marginalité car, depuis soixante ans, le ghetto s’est dégradé : il n’est plus constitué seulement sur une base raciale, mais aussi sociale puisque les élites noires l’ont déserté. Les maisons sont délabrées ; les associations ont disparu ; les activités délictueuses comme le trafic de drogue se sont multipliées. Cet abandon a aggravé la dureté des relations à l’intérieur du ghetto. » Il est infiniment plus dur pour un Africain-Américain d’être prolétaire quand ses frères de race ne le sont plus.

Certes, le Ku Klux Klan est déliquescent, tout comme les autres organisations racistes, mais, dit Pap Ndiaye, « ils tuent toujours, car il n’est pas besoin d’une organisation géante pour traîner quelqu’un qui ne vous plaît pas derrière une voiture jusqu’à ce que mort s’ensuive ». Dans l’Amérique d’aujourd’hui, où les mariages mixtes Blancs-Noirs ont triplé en quarante ans, on ne peut plus être ostensiblement raciste. Le racisme est moins cru et plus hypocrite : « Tout simplement, conclut Pap Ndiaye, les Noirs trouvent moins de travail et leurs envois de curriculum vitae demeurent sans réponse ; ils ont plus d’ennuis avec la police et la justice que les Blancs. » 

Stopper les inégalités

Vainqueur de la course à la Maison Blanche grâce aux Noirs, qui ont voté à 95 % pour lui, mais aussi grâce aux autres minorités et aux ouvriers blancs d’abord acquis à sa concurrente démocrate Hillary Clinton, Barack Obama n’entend pas heurter de front les 55 % d’électeurs blancs qui lui ont préféré le républicain John McCain. « Comme tous les présidents démocrates depuis 1954, rappelle Ndiaye, il a été élu avec une minorité de voix blanches. »

Le président Obama ne mettra donc pas au point un plan de sauvetage spécifique pour les Africains-Américains. Mais en promettant une remise à niveau des écoles publiques pour qu’elles ne soient plus des dépotoirs, il avantage les Africains-Américains qui les fréquentent massivement, car les Blancs sont éduqués dans des établissements privés. En inventant un système de protection sociale pour les 45 millions d’Américains qui en sont dépourvus, ce sont les gens de couleur qui en bénéficieront le plus, car ce sont eux qui se trouvent sans accès aux soins médicaux et sans retraite.

Barack Obama se soucie des pauvres et ceux-ci sont d’abord noirs. Ainsi contourne-t-il habilement la question raciale et pourrait-il stopper l’augmentation des inégalités aux États-Unis, ininterrompue depuis la « révolution conservatrice » initiée par le président Ronald Reagan. L’attente que de telles promesses suscitent chez des dizaines de millions de Noirs et de Blancs est énorme, tant est puissante l’aspiration à une Amérique moins meurtrie par les divisions ou la peur et, bien sûr, sans ghettos. Et tant demeure d’actualité le bouleversant negro-spiritual « Let my people go ».

* Auteur du livre Les Noirs américains. En marche pour l’égalité, coll. « Découvertes », Gallimard.

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