En dix ans…
Ecrivain
Dix ans qui ont changé le Maroc
Il y a dix ans, j’étais encore dans la peur. J’essayais d’en sortir, mais en vain. C’est une peur qui me vient du Maroc, de ma ville, Salé. Ce pays n’était pas à moi : c’est ce que j’entendais à longueur d’années. Je ne pouvais donc pas, à ma manière, le changer. Tenter, un tout petit peu, de m’élever de ma condition sociale de pauvre et d’élever mon pays par la même occasion.
Il y a dix ans, j’étais encore dans le désespoir. Les larmes. Je n’existais pas. Je n’existais qu’à travers les fictions des autres, ma famille, la société, la religion. Ma vérité, mon âme, mon être profond, mon identité sexuelle (l’homosexualité) n’avaient aucune place, aucune voix. On parlait pour moi. On vivait pour moi. On ne me voyait pas. J’attendais. Quoi au juste ? La bénédiction des autres ?
Il y a dix ans, j’ai compris ceci, cette envie urgente : le désir de jeter définitivement le masque, de le refuser, d’aller sérieusement et honnêtement à la redécouverte de mon « je » nu et obscur. Aller enfin, seul, au fond des choses : crier !
Il y a dix ans, j’ai commencé à publier mes textes littéraires (mes fragments) autour de moi et du Maroc. Des textes en français. Un français autre, avec un goût arabe, marocain, corsaire. Des textes pour faire ma révolution culturelle et sexuelle. Faire face. Affronter et aimer mon pays à travers mes livres qui réinventent le « je » et l’Histoire. Regarder et critiquer. Imposer l’intimité comme un style. Sortir petit à petit de la peur. Accompagner un mouvement vers la liberté. Initier des choses. Oser. Oser se libérer et libérer avec moi le Marocain. Oser ceci : le Maroc m’appartient à moi aussi !
En dix ans, le Maroc a changé. Une nouvelle génération est arrivée. Elle était dépolitisée. Elle a appris depuis à ne plus l’être. C’est ma génération. Elle ne veut plus attendre. Elle ne veut plus de la schizophrénie. Elle désire, comme moi, élever le Maroc. Ouvrir pour longtemps les yeux. Par la pensée et le courage, le pousser vers la modernité réelle. Sortir, pour de vrai, du regard du père castrateur. Casser le rythme des anciens qui bloquent encore ce pays. Chanter et danser autrement. Surtout : écrire autrement.
En dix ans, le Maroc a évolué. Certains Marocains ont acquis un pouvoir d’achat. Ils sont une petite minorité. Les autres, très nombreux, sont encore dans la survie quotidienne. Je sais de quoi je parle : certains membres de ma famille vivent cette précarité. Cette pauvreté qui, non seulement arrête le mouvement, mais, en plus, tue dans l’œuf toute tentative d’émancipation. Et c’est dommage ! Pas seulement pour ces Marocains. C’est dommage pour le Maroc !
En dix ans, des voix ont émergé. On les entend. On les voit. Elles défendent les libertés individuelles. Les femmes. Les minorités. Les victimes de toute une société qui fait encore l’autruche. Elles veulent changer les lois. Changer les mentalités. Qui les aide ? Qui va les aider ? Qui va politiquement les encourager ?
En dix ans, le Maroc est entré dans le XXIe siècle. Vraiment ?
Né à Hay Salam en 1973, Abdellah Taïa a grandi dans un quartier populaire entre Salé et Rabat. Il vit en France depuis 1999 et écrit en français. Ses romans ont eu un retentissement considérable tant au Maroc qu’en France. Il a publié :
– Mon Maroc (roman), Séguier, 2000, 156 pages, 15 euros.
– Le Rouge du tarbouche (roman), Séguier, 2005, 134 pages, 13 euros.
– L’Armée du salut (roman), Seuil, 2006, 154 pages, 14 euros.
– Une mélancolie arabe (roman), Seuil, 2008, 154 pages, 14 euros.
– Maroc, 1900-1960, Un certain regard (beau livre), coécrit avec Frédéric Mitterrand, Actes Sud/Malika Editions, 2007, 175 pages, 45 euros.
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