Hassan II : « Les Marocains, mon fils et moi »

Il n’est plus là depuis dix ans. Il a beaucoup de choses à dire. Il suffit de le lui demander. Interview imaginaire.

Publié le 27 juillet 2009 Lecture : 9 minutes.

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Dix ans qui ont changé le Maroc

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Jeune Afrique : Comment vous portez-vous, Majesté ?

Hassan II : Je fais passer le temps. Vous savez, comme disait mon ami Maurice Druon, « l’éternité c’est un peu long, surtout vers la fin ». 

Ce n’est pas Druon, c’est Mitterrand qui l’a emprunté à Woody Allen, mais on peut le lire dans Le Journal de Kafka.

Qu’importe. J’aimais dire : « le style, c’est l’homme » et je l’avais toujours attribué à Pascal sans que nul ne s’aventurât à me corriger. Décidément, les temps ont changé. 

À propos, comment trouvez-vous le Maroc de M6 ?

Plaît-il ? 

Mille excuses : le Maroc de Sa Majesté Mohammed VI ?

Il est différent. 

En mieux ?

J’ai dit : différent. 

Mais encore ?

Le Maroc est le Maroc et les Marocains sont les Marocains. 

C’est de moins en moins sûr. Certains sont en même temps français, belges ou canadiens.

Mais ils mangent toujours couscous et tagines et prennent soin de leurs vieux parents. 

Qu’est-ce qui vous a surpris chez votre successeur ?

Qu’il s’arrête au feu rouge ! 

Que le baisemain soit devenu facultatif ne vous a pas choqué ?

Il ne l’est pas, en réalité. Et ce n’est pas par hasard. C’est qu’il symbolise la nature des relations entre les Marocains et Amir al-Mouminine, le Commandeur des croyants. 

Mohamed Tozy a expliqué que la différence entre vous et votre fils, c’est que vous étiez « roi du Maroc partout et toujours » et que lui est seulement « roi aux heures ouvrables »…

J’avais pris connaissance du travail du professeur Tozy [Monarchie et islam politique au Maroc, NDLR] et je l’avais même annoté. J’avais apprécié qu’il décrive le système institutionnel que j’ai mis en place comme une « monarchie constitutionnelle de droit divin ».

Quant à votre question sur le temps royal, je vous ferai deux observations. La première, c’est que le roi ne fait pas ce qu’il veut, il fait ce qu’il doit. La seconde, c’est parce que moi j’ai incarné en permanence le Maroc que mon fils a le loisir de jouir d’une « sphère privée », comme dit Tozy. 

Avez-vous été un bon père ?

Comme il n’y a pas de bon patron, il n’y a pas de bon père. Le Père avec un « P » majuscule, s’il vous plaît, se doit d’incarner l’exigence. Un jour, un journaliste du Figaro m’avait demandé si je ne pensais pas que mon fils avait besoin, pour s’affirmer, de « tuer le père », comme l’enseigne le docteur Sigmund Freud. J’avais répondu que Freud n’avait pas cours au Maroc. Je le pensais hier, je le pense aujourd’hui. 

Cela ne devait pas être facile tous les jours d’avoir comme père Hassan II…

Sans doute, mais c’est ainsi. Sans le respect du Père, il n’y a plus de monarchie. 

Pensez-vous que vous avez donné la meilleure éducation à vos enfants et, singulièrement, au Prince héritier ? Vous auriez été trop sévère…

On n’est jamais assez sévère avec le futur roi, celui qui aura en charge l’avenir de la dynastie et du royaume. J’ai donné à mes enfants l’éducation que mon père m’a donnée. Avec la même exigence et la même rigueur. Le Prince héritier ne devait pas être mêlé aux affaires de l’État de manière à ce qu’il disposât d’une totale liberté quand il s’installerait sur le trône. Mais il savait parfaitement ce qu’il avait à faire, pour la bonne raison qu’il avait mon exemple sous les yeux.

À l’occasion, je veillais à ce qu’il fût informé des dossiers délicats. Tenez, après l’attentat de l’hôtel Asni à Marrakech, en 1994, les premières conclusions de mon ministre de l’Intérieur, Driss Basri, impliquaient les services algériens. Par la suite, pour en avoir le cœur net, j’avais confié une enquête poussée à un officier de mes propres services, dont les résultats allaient mettre hors de cause les Algériens. Et j’avais demandé alors à l’officier d’aller briefer Smiet Sidi [le Prince héritier, NDLR], que cette affaire de Marrakech avait inquiété. 

Sur l’affaire du Sahara, vous, vous aviez accepté le référendum d’autodétermination, alors que Mohammed VI a décidé d’y renoncer et plaide pour un statut d’autonomie.

Vous auriez du mal à trouver l’ombre d’une ombre de différence entre la politique que j’ai entreprise pour récupérer nos provinces du Sud et celle que S.M. Mohammed VI mène aujourd’hui. La continuité est totale et il ne saurait en être autrement dès lors qu’il s’agit d’une cause nationale qui emporte l’adhésion de tous les Marocains. D’ailleurs, si vous cherchez bien dans vos archives, vous découvrirez que j’avais envisagé depuis belle lurette l’autonomie. Quant au référendum, si je l’ai accepté en 1981, c’est parce que j’étais intimement persuadé qu’il n’aurait jamais lieu. De même, en partageant le Sahara avec le président Moktar Ould Daddah de Mauritanie, je savais qu’il ne pourrait pas conserver sa part et que je serais un jour amené à la récupérer. 

Vous auriez pu vous entendre avec Abdelaziz Bouteflika ?

Je l’espérais. Nous étions liés par des sentiments d’estime et d’affection et nous n’avons jamais rompu le fil pendant sa traversée du désert. Mais le destin a voulu que lorsqu’il arriva je tire ma révérence. Avec le président Houari Boumédiène, nous étions sur le point de sceller notre entente quand il a été rappelé à Dieu. 

Avez-vous été surpris par les attentats du 11 septembre 2001 ?

Pas tellement. En tout cas, moins que d’autres. Depuis des années, pour avoir suivi l’évolution des hérétiques, je m’attendais à des opérations d’envergure. Dans les années 1980, pendant la première guerre d’Afghanistan, la plupart des États musulmans se débarrassaient de leurs intégristes en les encourageant à partir pour Peshawar, avant de s’enrôler dans le djihad contre les Soviétiques.

Tenez, je vais vous donner un scoop, comme vous dites. Parmi les cohortes de Marocains qui avaient rejoint l’Afghanistan, un certain nombre avaient une mission différente. Barbus, exaltés, endoctrinés comme les autres, mais eux travaillaient pour mes services. L’un d’eux avait si bien réussi qu’il était devenu l’un des lieutenants d’Oussama Ben Laden. Parmi ses faits d’armes, il avait été l’auteur d’un attentat-suicide en Afrique dont il avait miraculeusement réchappé. Ce qui avait renforcé son rôle auprès du cheikh Ben Laden. Bien entendu, nos amis américains avaient été tenus informés par nos soins de cette affaire et, comme ils entendaient boucler leur enquête sur l’attentat africain et transmettre le dossier à la justice, ils ont voulu récupérer la taupe. Le président Bill Clinton lui-même a cru bon de demander à Sidi Mohammed, lors de sa première visite aux États-Unis, de leur remettre notre homme. Et Sa Majesté a accepté. C’était en juin 2000.

Après le 11 Septembre, nos amis américains s’en sont mordu les doigts. 

Comment savez-vous tout cela ?

Là où je suis, on voit beaucoup de choses. 

Vous aussi, vous auriez livré l’agent marocain. On ne refuse rien aux Américains…

Certes. Mais vu ce qu’ils allaient en faire, ils se seraient peut-être contentés d’un sosie ! 

Les attentats du 16 mai 2003 à Casablanca vous ont-ils pris de court ?

Comme tout le monde. On les aurait peut-être évités si nous n’avions pas été trop tolérants, trop laxistes à l’endroit de certains pseudo-oulémas, qui semaient la discorde. 

Que pensez-vous du traitement de la question terroriste par le Maroc ?

Il fait ce qu’il doit faire. Le Maroc est sain parce qu’il a appris à ne pas confondre islam et islamisme, parce que les Marocains pratiquent leur foi dans la liberté et la tolérance et, enfin, parce que l’État s’est donné les appareils de sécurité adéquats. 

La gestion de l’islam politique, aujourd’hui sensiblement différente de la vôtre, doit vous poser un problème. Vous avez fait enfermer Cheikh Abdessalam Yassine dans un asile alors que, sous le règne de Mohammed VI, il est en liberté…

Le problème, c’est l’attitude de l’intéressé par rapport à la monarchie et à la fonction centrale d’Amir al-Mouminine. Tant qu’il la conteste, il n’a pas sa place dans nos institutions. C’est vrai aujourd’hui comme hier. Et c’est parce que j’avais mis les points sur les i qu’il sait jusqu’où il peut ne pas aller trop loin et qu’il peut continuer à prêcher sans dommage. 

Qu’en est-il du Parti de la justice et du développement (PJD) ?

Les groupes qui essayaient d’utiliser notre religion à des fins politiques ont été appréhendés de la seule manière qui convînt : sans laxisme ni ostracisme. J’avais chargé Si Driss [Driss Basri, ministre de l’Intérieur, NDLR] d’y veiller. Et ils n’ont reçu le label de parti autorisé que lorsqu’ils eurent donné la preuve de leur bonne foi. 

Le PJD ne risque-t-il pas de constituer un danger ?

Pas plus que l’USFP [l’Union socialiste des forces populaires] ou l’Istiqlal. C’est un parti comme les autres. Il m’arrive de me demander s’il n’est pas plus loyaliste que les autres. 

Que pensez-vous du PAM [Parti authenticité et modernité] ? On compare son fondateur, Fouad Ali Al Himma – qui a officié au ministère de l’Intérieur –, à Driss Basri…

C’est ne connaître ni l’un ni l’autre ! 

Mais le PAM prend modèle sur les partis que vous aviez inspirés : FDIC, RNI, UC…

Contresens ! Au moment où je mettais en place les institutions du royaume, j’avais en face de moi des partis puissants, qui avaient leurs propres objectifs et risquaient de perturber l’œuvre institutionnelle. Il me fallait donc leur faire contrepoids, susciter des partis ad hoc en attendant que tout le monde joue le jeu et adhère sincèrement à la Constitution. 

Vous voulez dire qu’aujourd’hui un « parti du roi » n’a pas lieu d’être ?

Tous les partis sont des partis du roi et le roi est au-dessus de la mêlée. Nul ne devrait déroger à cette règle sous peine de mettre en péril l’édifice politique et institutionnel établi après de longues concertations avec Si Abderrahmane [Youssoufi, premier secrétaire de l’USFP, NDLR] et Si M’Hamed [Boucetta, leader de l’Istiqlal, NDLR]. 

Pensez-vous que Mohammed VI avait raison d’éloigner Driss Basri au lendemain de son intronisation ?

Il n’avait pas le choix. Driss Basri avait été taillé sur mesure par moi et pour moi et il n’avait pas sa place dans une autre configuration. Mais je ne l’aurais pas abandonné, parce qu’il avait toujours fait ce que je lui avais dit de faire. Comme le recommandait, paraît-il, Michel Jobert, j’en aurais fait un conseiller occulte, venant me dire régulièrement ce qui se passait dans le royaume sans lui. 

Comment avez-vous réagi à la réforme du statut de la femme, de la Moudawana ?

C’est une bonne réforme. 

Vous ne l’aviez pas faite, vous.

C’eût été prématuré. Chaque chose en son temps. 

Que l’épouse du roi soit à ses côtés et qu’elle ait une activité publique vous a certainement choqué…

Non. Certes je ne l’ai pas fait, mais il ne vous a pas échappé que les princesses, mes sœurs et mes filles avaient toujours eu une activité sociale. C’était une manière de préparer les esprits aux évolutions inévitables. 

Que pensez-vous de l’IER, l’Instance Équité et Réconciliation ?

C’est clair : je n’aurais jamais fait cela. Je n’aurais jamais été aussi loin. 

Pourquoi ?

Ce n’est pas mon genre. Et puis, question de cohérence et de crédibilité, on ne peut pas être le père fouettard et la mère consolatrice. 

François Mitterrand vous reprochait, en évoquant le bagne de Tazmamart, « une cruauté inutile »…

Inutile, vraiment ? 

Qu’est-ce que vous ne supportez pas dans le Maroc de M6 ?

Les journaux ! On écrit ce qu’on veut, on ne respecte plus rien. 

Mais il y a des « lignes rouges »…

Qui sont aussi aisément franchies que les lignes blanches sur nos routes ! 

Qu’est-ce qui vous a bluffé chez M6 ?

Qu’il arrive à supporter ces journaux ! 

Quel est le principal atout du Maroc aujourd’hui ?

Sans hésitation, la monarchie incontestable et incontestée. 

C’est grâce à vous ou à lui ?

C’est, dans l’ordre, moi et puis lui. 

Comment avez-vous réagi au discours de Nicolas Sarkozy à Tanger, où il faisait l’éloge du maréchal Lyautey et du protectorat ?

Inacceptable ! 

Vous avez pourtant un jugement nuancé sur la présence française au Maroc. On a même dit que votre œuvre aura consisté à « marocaniser le protectorat ».

Oui, mais c’est à moi de le dire. Et non à un président français. 

Vous vous seriez entendu avec Nicolas Sarkozy ?

J’aime beaucoup Jacques Chirac. 

Finalement, au bout de ces dix ans d’absence, qu’est-ce qui vous a le plus surpris dans le comportement des Marocains ?

Ah, qu’ils puissent vivre, et ma foi, pas trop mal, sans moi. 

Comment trouvez-vous le futur Hassan III ?

Craquant. C’est son grand-père tout craché, n’est-ce pas ?

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