La petite guerre des ayatollahs
A Nadjaf, haut lieu de l’islam chiite, le clergé, qui se refuse à tout rôle ouvertement politique, considère avec une certaine satisfaction les malheurs de son homologue iranien.
Alors que l’Iran frémit encore du mouvement de contestation qu’a suscité l’élection présidentielle de juin, le clergé chiite d’Irak regarde par-delà la frontière avec un sentiment de satisfaction. Il aurait trouvé une réponse durable à une question qui n’a cessé d’obnubiler l’islam chiite : quel rôle la religion doit-elle jouer en matière de politique ?
Personne ne s’en vante à Nadjaf, la ville qui se pose comme le plus respectable siège de l’enseignement chiite. Mais, trente ans après que la révolution iranienne a porté au pouvoir une conception de l’autorité religieuse – et six ans après que la chute de Saddam Hussein a permis d’en consacrer une autre en Irak –, les relations entre la religion et l’État semblent, selon le clergé irakien, plus solides que chez le voisin iranien.
« Le soutien spirituel apporté au peuple d’Irak est devenu plus fort que celui qu’offre le système en place en Iran », déclare Ghaith Shubar, qui dirige à Nadjaf une fondation proche du Grand Ayatollah Ali Sistani, le religieux le plus influent d’Irak. La marjaiyya – terme utilisé ici pour qualifier l’autorité de Sistani et des plus importantes figures religieuses – « a plus d’influence en Irak, sur le plan spirituel, ainsi que dans les autres domaines de la vie, qu’elle n’en a en Iran ».
Les relations entre le clergé et l’État sont au cœur de la politique en Irak aussi bien qu’en Iran, deux pays à majorité chiite, mais aux caractéristiques ethniques et linguistiques différentes. Bien que non élus, les religieux des deux pays bénéficient d’une position qu’on ne retrouve nulle part ailleurs au Moyen-Orient. Parmi tous les dirigeants irakiens, Sistani est sans doute celui qui joue le rôle politique le plus important depuis que la force emmenée par les États-Unis a conduit au renversement de Saddam en 2003. En théorie, tout du moins, l’ayatollah Ali Khamenei, le Guide suprême de l’Iran, détient un pouvoir sanctionné par Dieu, même si le mécontentement suscité par les résultats officiels de l’élection présidentielle du mois dernier a provoqué une remise en cause de son autorité.
Gouvernement religieux
En réalité, les deux systèmes sont radicalement différents, traduisant de plusieurs manières une division qui a modelé le chiisme pendant des siècles. Celle-ci s’est particulièrement accentuée depuis 1970, quand l’ayatollah Ruhollah Khomeini, le leader de la révolution iranienne, a le premier élaboré l’idée d’un gouvernement religieux lors d’une série de conférences à Nadjaf.
Connue sous le nom de wilayat al-faqih, cette théorie pose que l’autorité de Dieu – transmise à travers une lignée d’imams commençant avec Ali, le gendre et cousin du prophète Mohammed, et s’achevant avec le douzième imam décédé au IXe siècle – est détenue par un religieux choisi comme Guide suprême. Consacré par la Constitution, son pouvoir est à la base du système de gouvernement iranien depuis la Révolution.
L’autorité du clergé irakien, en revanche, ne repose sur aucune base légale. Elle tient à son prestige et au fait que des millions d’Irakiens considèrent Ali Sistani comme leur référence spirituelle. Pour les plus dévots de ses adeptes, ses édits ont force de loi. Grand et ascétique, cet Iranien de naissance est supposé adhérer à ce qui est parfois appelé l’école quiétiste de l’islam chiite, au sein de laquelle le clergé désapprouve tout rôle ouvert en politique. Souvent, les hommes politiques doivent se contenter de deviner quelle serait sa position s’il en avait une.
Son autorité est distincte de celle des partis politiques, qui sont ouvertement islamistes en Irak et comptent souvent de jeunes religieux parmi leurs dirigeants. Les ayatollahs plus âgés voient ces jeunes religieux comme des politiciens avant toute chose et non comme des membres du clergé.
En Iran, le mécontentement de hiérarques chiites au regard de la réponse du gouvernement religieux à l’élection présidentielle a provoqué une remise en cause de l’autorité absolue de Khamenei. En Irak, Sistani a, à plusieurs reprises, exercé une influence décisive sur la vie politique – en contrant, en 2003, le plan américain de transition du pays vers une souveraineté limitée, ou en garantissant la participation à l’élection fondatrice de 2005. La plupart des religieux d’Irak répugnent à se prononcer sur la crise qui a débuté il y a un mois en Iran. Quand ils se décident à parler, ils relativisent, du moins publiquement, son importance. « Une tempête dans un verre d’eau », déclare un religieux qui souhaite rester anonyme. « Il n’y a pas encore l’étincelle pour une révolution. » Mais il y a, parmi ces mêmes religieux, le sentiment que le pouvoir politique du clergé iranien entame son pouvoir spirituel.
« Il est vrai que le gouvernement iranien est islamique, mais un large pourcentage de la population – peut-être pas la majorité – est laïque », déclare Shubar. « En Irak, le gouvernement n’est pas religieux, mais la majorité des gens le sont. » Au Moyen-Orient, dit-il, « les peuples ont tendance à bouger dans la direction opposée à celle de leur gouvernement ».
Nadjaf contre Qom
La confiance des religieux, à Nadjaf, donne le sentiment que la ville a retrouvé sa prééminence en matière d’enseignement chiite. Pendant des décennies, son influence, qui n’avait jamais été remise en cause auparavant, menaçait d’être éclipsée par Qom. Aujourd’hui, Nadjaf semble remonter la pente en s’appuyant sur l’autorité monolithique d’Ali Sistani et de ses collègues. Parallèlement, un renouveau économique commence à transformer le visage de la ville. « Nous ne suivons pas l’Iran, affirme Ali al-Waadh, un religieux représentant Sistani. L’Iran devrait suivre Nadjaf. »
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