L’épopée culturelle des Africains-Américains (2) : au rythme des combats

Durant cinq numéros, J.A. revient sur les enjeux identitaires, politiques et raciaux qui traversent la culture noire américaine. Après la littérature et avant la danse : la musique.

Publié le 21 juillet 2009 Lecture : 5 minutes.

Michael Jackson, décédé le 25 juin dernier, Miles Davis, Ray Charles, Jimi Hendrix, John Lee Hooker, Tina Turner ou encore James Brown… Les États-Unis ont livré au monde les plus grandes stars de la musique. Rien d’étonnant à cela. Du gospel au hip-hop en passant par le jazz, le funk, la soul, le disco, voire le rock’n’roll né sous les doigts de guitaristes comme Chuck Berry, ces courants émanent peu ou prou des communautés noires.

Est-ce parce qu’elles sont intimement liées à l’Histoire que ces musiques ont marqué leur empreinte dans ce pays ? Toujours est-il que la conjonction entre la naissance des États-Unis et la traite négrière est à l’origine d’une sono mondiale que le génie de Jackson portera à son paroxysme trois siècles plus tard.

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Arraché à l’Afrique pour le Nouveau Monde, le peuple noir s’est inventé aux États-Unis une nouvelle culture sur un territoire en friche. En plus des champs de coton, c’est dans les églises méthodistes et baptistes qu’il trouve les espaces de sa réinvention. À partir du chant et de la danse, considérés comme des « apports africains », selon l’universitaire Lucien Malson, les esclaves créent les spirituals puis les gospels avec pour thèmes la rédemption et une vie meilleure au paradis. Ces chants typiques de la ferveur religieuse évoquent aussi la souffrance (« I Want to Go Home ») ou l’imploration (« Let My People Go »). Véritable diffuseur de la culture africaine-américaine, ils forment la trame d’un message que le jazz, le funk ou la soul reprennent tout au long du XXe siècle. 

« I’m Black, I’m Proud »

Parallèlement à l’apparition de sectes ou d’Églises noires, la fin de la guerre de Sécession accentue la généralisation des musiques typiques de cette communauté. Partout, fanfares et orchestres fleurissent. Au même moment, un grand nombre d’anciens esclaves sans travail à la suite de la faillite des grandes plantations s’installent dans les villes du Sud. Poussés par la ségrégation des lois Jim Crow, qui restreignent leurs droits, d’autres choisissent d’émigrer plus au nord, vers les centres industriels. Dans les deux cas, les Noirs vivent dans une totale promiscuité. Citoyens de seconde zone, sans avenir, victimes de la crise de 1929, beaucoup se noient dans le chant mélancolique. Plaintif et populaire par excellence, ce blues, qu’il vienne des campagnes sudistes ou des villes, est la première manifestation musicale qui ne doit rien au Vieux Continent.

Au contact des villes, le blues se modifie harmoniquement pour donner naissance, à Chicago ou à New York, au ragtime (Scott Joplin) ou au boogie-woogie (Willie Smith, Fats Waller…). Mais c’est le jazz, né durant la Première Guerre mondiale, qui marque la plus grande révolution. Puisant dans le blues, ce style abandonne les pratiques vocales au profit d’un traitement particulier du son par les instruments qui restituent les effets (shouting, growling…) des chants entendus dans les plantations et les églises.

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Des grands orchestres de Duke Ellington aux formations réduites du bop, le jazz devient le mode d’expression des Noirs. Festive et dansée, cette musique, soutenue par une solide industrie discographique, n’effraie pas la communauté blanche et développe même des modes vestimentaires, architecturales ou picturales. Qualifié de « musique classique des États-Unis », allant jusqu’à influencer des compositeurs comme Maurice Ravel, il s’exporte dans le monde tout en montrant la puissance de la créativité africaine-américaine avec Charlie Parker, Dizzy Gillespie ou Thelonious Monk.

Mais s’ils sont plus célèbres que leurs aînés bluesmen, les jazzmen n’en sont pas moins révoltés par leurs conditions. Souvent adhérents à la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP), à l’instar de Max Roach, Charles Mingus ou Miles Davis, ils militent sans relâche au travers d’innombrables compositions engagées. Propulsées par Horace Silver, Art Blakey, John Coltrane ou Ornette Coleman, les revendications s’intensifient entre 1955 et 1969 avec le hard-bop, le funky-jazz ou le free-jazz, créés en réaction au style cool joué par les Blancs.

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Dans les années 1960, les artistes de soul ou de rhythm & blues (Aretha Franklin, Ray Charles, Otis Redding…) se retrouvent avec les jazzmen autour du concept d’« Amérique fraternelle » prônée par Martin Luther King. Ce combat pacifique débouche sur le Civil Rights Act (1964) et le Voting Rights Act (1965). Mais ces lois qui interdisent la discrimination se traduisent difficilement sur le terrain. Les musiciens sont à nouveau en première ligne pour mobiliser ou calmer leur communauté, notamment après l’assassinat de leur mentor. Certains tubes empêchent même une révolte généralisée. James Brown, par exemple, conjure cette situation en axant son message sur la fierté de sa couleur de peau (« Say It Loud ! I’m Black, I’m Proud »).

Quelques années plus tard, le « parrain de la soul » met ses slogans au service d’un genre cru qu’il contribue à inventer : le funk. L’arrivée de nouveaux instruments, dont la basse électrique, précipite cette révolution. Sans abandonner les chapelles du blues ou du jazz, les Africains-Américains empruntent cette voie épurée, voire agressive. Plus que jamais leur musique s’érige contre les répressions policières, le pouvoir blanc ou les inégalités. 

Sans concession

C’est dire si le disco, propagé comme une traînée de poudre à partir de 1977, joueun rôle de décompresseur. D’inspiration noire, ce style tourné vers la danse veut fédérer. Alors que le fondateur du célèbre label Motown, Berry Gordy, avait permis à Ray Charles, Stevie Wonder ou Michael Jackson de conquérir le public blanc, le disco généré par Kool & The Gang, Chic, Donna Summer ou encore Barry White réussit à son tour à établir ce « crossover » entre Blancs et Noirs. Mais le phénomène ne dure pas. Le disco des Bee Gees dans Saturday Night Fever est si sirupeux que les Noirs, sentant le style leur échapper, vont en créer d’autres. Ce sera le rap et le hip-hop.

Cette culture, en grande partie contestataire, née dans le Bronx, réveille l’Amérique conservatrice de Ronald Reagan, là où le disco l’avait endormie. Le rap (« Rhythm and Poetry » ou « Rock Against Police ») s’organise autour de la figure du disc-jockey et de groupes sans concession (Gangstarr, NWA, Public Enemy…). Anticonformiste au beat minimal enrichi de scratchs et de textes au vitriol, le rap inonde la jeunesse américaine. Mieux, en même temps que les dérivés de la soul tels le R’nB, le drum & bass ou la nu soul portée par Erykah Badu, il a étendu son influence à la jeunesse mondiale.

Identité de toute une communauté, les musiques africaines-américaines ont grandement œuvré à l’émancipation des Noirs jusqu’au point d’orgue qu’est l’élection de Barack Obama. Ce n’est pas un hasard si ce dernier a invité Stevie Wonder à la Maison Blanche, en février dernier, rendant ainsi hommage à plusieurs siècles de lutte et de créativité. 

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