Il était une fois Le Kef
L’ancien « grenier de Rome » veut sortir de l’ombre en se dotant d’infrastructures industrielles et en mettant en valeur ses sites naturels et archéologiques. Reste à convaincre les pouvoirs publics… et à surmonter les querelles locales.
À quelque 170 kilomètres à l’ouest de Tunis, la ville du Kef apparaît, perchée sur une colline. En contrebas, un grand panneau indique : « Frontières algériennes : 30 km ». Il vient d’en remplacer un autre portant la mention « Casablanca : 3 000 km » qui amusait naguère les voyageurs, étonnés de voir les Keffois mentionner la lointaine Casa et non les hameaux alentour. L’auteur du panneau était un urbaniste de la région. Marié à une Casablancaise, il voulait adoucir l’exil de son épouse en indiquant le nom et la distance de sa ville natale. Il en est ainsi du Kef. Une cité qui d’emblée donne à voir une astuce amoureuse, dans une région connue pour ses contes et ses fabuleuses légendes. À tel point que le sociologue Moncef Bouchrara militait pour y lancer un « tourisme de l’enchantement », où les visiteurs s’arrêteraient non pour regarder les sites, mais pour écouter raconter des histoires.
En ce mois de juin, la nature s’en donne à cœur joie. Des tapis de coquelicots s’étendent à perte de vue, entre des champs de blé et d’orge qui ont valu jadis à cette région d’être surnommée le « grenier de Rome ». Sur le boulevard principal, des bandes de jeunes respirent la fameuse nesma kefia (« brise keffoise ») – pour reprendre le nom d’une célèbre chanson qui fait l’éloge de l’air pur du Kef – et admirent la lebhira, la grande vallée. D’ici, l’on peut apercevoir le bleu du lac Sidi Boumeftah et, plus loin, la Kroumirie et les montagnes algériennes.
Le long de la même promenade, les hommes sirotent leur café sur des terrasses exclusivement masculines, un œil sur le ciel. Car l’agriculture constitue l’essentiel des revenus de la région, qui souffre cruellement de l’absence d’infrastructures industrielles et où le chômage dépasse 20 %. L’exode rural bat son plein. Fait rare, le nombre des habitants du gouvernorat (258 790 en 2004) a baissé de quelque 0,5 % en dix ans, en raison des départs vers la capitale et du recul de la natalité. Une situation qui a conduit les Keffois à nourrir de grandes attentes à l’égard des pouvoirs publics.
Ces attentes semblent avoir été en partie comblées, à en juger par le branle-bas qui s’est emparé du siège du gouvernorat le 16 mai : sous la présidence de Taoufik Baccar, le gouverneur de la Banque centrale, industriels et banquiers ont fait le déplacement de Tunis dans le cadre d’une Journée du partenariat visant à dynamiser l’économie de la région. Sur les 71 projets soumis, 58 seront retenus le jour même pour des investissements estimés à 37 millions de dinars (quelque 20 millions d’euros), à même de créer 862 emplois. Il était temps.
On annonce dans la foulée que les autorités s’activent à ménager deux zones industrielles, l’une au Kef, l’autre à Tajerouine (à 35 km au sud), et projettent le dédoublement de la nationale 5 reliant Le Kef à la capitale. En projet également, la création d’un Institut des sciences appliquées et de la technologie dans une région qui, en dix ans, a fait un véritable bond en avant sur le plan des infrastructures universitaires, et qui abrite désormais quelque 65 000 étudiants inscrits dans sept établissements supérieurs dédiés, entre autres, au théâtre, aux études technologiques, au sport ou à l’agriculture.
Moqués pour leur accent
Outre l’industrie, les Keffois veulent tabler sur le tourisme et convaincre les autorités de miser sur une terre riche en patrimoine historique si peu exploité. C’est en effet ici que naquirent de grandes figures de l’histoire méditerranéenne, telles que Massinissa ou Jugurtha, et que brilla la civilisation numide. L’ostracisme social qui frappe parfois les Keffois – qu’on surnomme avec une pointe de mépris les « 08 », chiffre de leur indicatif téléphonique, et qui sont moqués pour leur accent – ignore que l’une des plus grandes dynasties de la Tunisie, les Husseinites, était originaire du Kef.
La Casbah, cette forteresse construite au XVIIe siècle, symbole de l’importance militaire de la ville, située à trente minutes à peine de l’Algérie, est peu visitée. L’été, les voitures immatriculées à Annaba ou à Alger filent vers Hammamet ou Sousse et ne s’arrêtent que pour faire le plein d’essence ou de victuailles. À quelques dizaines de kilomètres de là, des sites inexploités comme Althiburos (Medeina), qui compte parmi les métropoles les plus importantes de l’Antiquité et garde les traces des civilisations successives qu’a connues la Tunisie.
Aux yeux des gardiens de cette mémoire, les limites du tourisme balnéaire obligeront tôt ou tard à se tourner vers Le Kef et à investir dans l’écotourisme au sein d’une région réputée pour ses sources aux vertus thérapeutiques, ses lacs et ses montagnes, et la pureté de son air. Feu Habib Bourguiba, alors président de la jeune république, venait régulièrement y séjourner pour se refaire une santé. La première tentative de mettre en place une politique de promotion touristique date d’ailleurs de cette période, mais elle n’a pas survécu au désintérêt de l’ex-président et à la fin des années socialistes : hôtels, cinémas, restaurants furent bradés ou fermés. L’arrêt de tous les chantiers de fouille et le triomphe du tourisme balnéaire centré sur la côte ont fait le reste.
Certes, aujourd’hui, des projets de circuits naissent comme celui de la « Rencontre des civilisations » ou de la « Route de la table de Jugurtha ». On parle de sept unités hôtelières à venir pour pallier le manque d’infrastructures à même d’accueillir visiteurs et festivaliers. « Il faut d’abord des hôtels et des routes, assène cet ancien délégué à la culture. Comment faire venir les touristes quand ils n’ont même pas un endroit pour se soulager la vessie ? »
Les Keffois aiment à rappeler que leur région est aussi la patrie du théâtre et du chant, et que les plus grands noms de la scène dramatique et musicale tunisienne en sont originaires, tels que Saliha, Choubeila Rached, Lamine Nahdi, Fethi Haddaoui et bien d’autres vedettes nationales. À vrai dire, les programmes culturels ne manquent pas. Selon le délégué à la culture, Habib el-Aouadi, le budget culture est passé de 3 700 000 dinars il y a vingt ans à 8 280 300 en 2008. L’aménagement du centre d’art dramatique a coûté à lui seul 590 000 dinars et la maison de la culture de Djerissa 552 000. Entre 1987 et 2009, le nombre des maisons de la culture est passé de 6 à 10, celui des bibliothèques publiques de 7 à 18, celui des salles de spectacles de 6 à 13, celui des festivals de 5 à une vingtaine aujourd’hui, dont les 24 heures du théâtre, qui font un tabac chaque année. Toutefois, selon les acteurs de la scène culturelle, si les projets pullulent, ils manquent d’ampleur et souffrent de la « politique du provisoire » : « En vingt-cinq ans de carrière, dit ce responsable culturel, j’ai vu passer vingt et un gouverneurs, soit un tous les quinze mois. Les gouverneurs qui arrivent en fin de carrière ont le réflexe conservateur et les jeunes sont vite paralysés par les difficultés locales. »
« On attend tout de l’État »
Bonne nouvelle : un nouveau gouverneur vient d’être nommé, Hatem Elaamari, un jeune homme politique intelligent et porté sur l’écoute. Encore faut-il que les Keffois « balaient devant leur porte », selon l’expression d’un peintre de la région. « Nos dirigeants locaux sont obnubilés par la politique, minés par leurs divergences internes et obsédés par des manœuvres de carrière personnelle. » Les sociétés privées créées au profit du tourisme local ont fait faillite, les querelles entre responsables culturels sont connues, et les différends opposant la municipalité aux agences du patrimoine sur l’exploitation et l’entretien des sites sont de notoriété publique.
Bref, « on attend tout de l’État, et l’État ne peut pas tout faire, conclut l’archéologue Mohamed Tlili. C’est à nous de donner une cohérence à tous ces projets. Le Kef, c’est un grand chantier en manque d’ingénieurs et de stratèges sur le long terme. C’est aux autorités publiques tout autant qu’aux enfants du pays d’y remédier. » À bon entendeur, salut !
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