Le prix de la réussite

Après l’immense succès de Bronx-Barbès en Côte d’Ivoire en 2000, la réalisatrice française signe Après l’océan. Un film sur la dureté de la vie en Europe pour les émigrés sans papiers. Et sur la condamnation familiale et sociale qui attend ceux qui échouent et reviennent les mains vides.

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Publié le 30 juin 2009 Lecture : 6 minutes.

« J’ai la sensation précise de vivre l’abandon, de tout abandonner à ma famille africaine, de tout donner. […] Dans le fond obscur de mon âme, je rêve aux mandats que je vais envoyer chez moi et à ce qu’ils vont en faire », rumine Osele. Dans Nous, enfants de la tradition (Anne Carrière, 2008) de l’écrivain camerounais Gaston-Paul Effa, cet ingénieur émigré en France est « saisi d’angoisse à la pensée que l’aîné de la famille puisse être en état de péché mortel s’il n’assume pas sa tribu africaine ». Il envoie donc l’essentiel de son salaire à ses parents restés au village. Chaque année, comme lui, 30 millions de migrants africains transfèrent 50 milliards de dollars vers leurs pays d’origine (voir J.A. n° 2474).

« Payer sa dette de vie »

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Pas de répit pour celui qui a réussi à rejoindre « l’eldorado » européen. Il doit s’occuper des siens. Au nom de la tradition. C’est ce qui intéressait Éliane de Latour. Dans son nouveau film, Après l’océan (en salles à Paris le 8 juillet), la réalisatrice française a voulu montrer à quel point ceux qui quittent leur terre natale pour l’Europe sont dans l’obligation de réussir… pour « la famille ». Rentrer au pays les mains vides ? C’est la honte assurée. Une honte incommensurable, destructrice, facteur de décomposition et de déstructuration sociale.

« Pour préparer ce film, raconte Éliane de Latour, j’ai enquêté pendant un an. En Espagne et en France, sur les réseaux d’immigration et sur la manière dont vivent les émigrés originaires des quartiers difficiles de la Perle des lagunes. Mais aussi à Abidjan, sur ceux qui reviennent les mains vides. Sur cette prétendue fraternité africaine qui se retourne dès lors que l’intérêt personnel est en jeu. J’ai rencontré des personnes devenues alcooliques, désœuvrées, qui ne supportent plus le regard des autres. Comme cet ancien migrant qui est intervenu à la télévision ivoirienne pour raconter son échec. Et demander qu’on lui permette de retrouver son honneur en ayant les moyens de s’occuper de ses parents. En fait, ces jeunes doivent “payer leur dette de vie”, c’est-à-dire s’occuper à leur tour de ceux qui ont pris soin d’eux, enfants. »

Payer sa dette de vie, c’est ce qui oblige Shad, l’un des personnages principaux d’Après l’océan, à gagner de l’argent par tous les moyens. Fussent-ils illégaux. Avec Otho, son compagnon d’infortune, ce jeune Ivoirien sans papiers rêve de rentrer chez lui en bienfaiteur. « Un guerrier ne peut pas revenir sans gibier », explique-t-il. Mais, hélas, une descente de police en décidera autrement. Expulsé manu militari vers la Côte d’Ivoire, Otho doit affronter les reproches de sa famille et les quolibets de ses amis. Miné par la honte, il cherche en vain à rejoindre l’Europe « pour devenir quelqu’un ».

Shad, lui, poursuit sa route. Après l’Espagne, il rejoint le Royaume-Uni puis la France. Passé le temps des petits boulots, il sombre dans la délinquance (trafic de drogue, vol de voitures…) pour faire fortune. Et envoyer ces précieux mandats que sa famille et sa fiancée lui réclament. C’est en héros qu’il rentre épouser la belle Pélagie, interprétée avec beaucoup de finesse par Tella Kpomahou, originaire d’Abidjan.

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« En réalisant ce film, poursuit Éliane de Latour, j’ai essayé d’être juste, de décrire les situations telles qu’elles sont, sans juger. » Mais refusant d’assumer un parti pris cinématographique, elle finit, sans le vouloir, par être moralisatrice. « L’expérience d’Otho en Europe vaut bien plus que les “foutaises dernier cri” avec lesquelles Shad est rentré au pays, explique-t-elle. Sa richesse est en lui. Son expérience change le regard qu’il porte sur son pays. Il redécouvre les ressources de la Côte d’Ivoire et de l’Afrique. »

En outre, la cinéaste française n’est pas parvenue à éviter certains clichés. Shad essaye d’obtenir un titre de séjour grâce à un mariage blanc pour pouvoir travailler honnêtement. Sans succès. Résultat : il n’a d’autre choix que de voler ou de dealer pour survivre. Les sans-papiers deviennent ainsi, par la force des choses, des délinquants. En refusant de les régulariser, explique Éliane de Latour, les gouvernements européens poussent les migrants vers la criminalité. Une opinion qui, pour le coup, n’est pas « juste » et ignore ceux qui, nombreux, vivent de petits métiers et, paradoxalement, payent des impôts. Un parti pris qui risque de renforcer l’image bien souvent négative des sans-papiers en France…

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Fête populaire

En revanche, la direction d’acteurs est remarquable. Djédjé Apali (Otho) et surtout Fraser James (Shad) incarnent à merveille leur personnage. Par ailleurs, cette production financée à parts égales par la France, la Grande-Bretagne et la Côte d’Ivoire a fait appel, pour les seconds rôles, à des comédiens ivoiriens. Et pas des moindres : Jimmy Danger, Angéline Nadié et Michel Bohiri, les stars des sitcoms ivoiriennes qui bénéficient actuellement d’une large audience en Côte d’Ivoire, et même au-delà, dans toute la sous-région, où les séries Ma Famille et Dr Boris sont diffusées.

Toujours justes, ils ne versent jamais dans la surenchère. « Cela a été difficile, avoue Jimmy Danger. Avec Éliane, j’ai appris à jouer “à la française”, de la manière la plus simple, la plus naturelle possible. Le cinéma grossit tout. Il me fallait baisser mon jeu pour que ça ne paraisse pas excessif pour un public occidental. »

Le film a connu un énorme succès en Côte d’Ivoire. Projeté gratuitement, en plein air, dans les quartiers populaires d’Abidjan (Yopougon, Abobo, Port Bouët, Treichville, Koumassi) du 29 mai au 2 juin, Après l’océan a attiré chaque soir entre 4 000 et 6 000 personnes. Avec un record, le soir de la projection officielle, le 30 mai, au Palais de la culture de Treichville, en présence du président ivoirien, Laurent Gbagbo. Près de 10 000 personnes se sont présentées à l’entrée d’un amphithéâtre qui n’a pu en accueillir que 5 000.

Un succès qu’Éliane de Latour avait déjà connu en Côte d’Ivoire, en 2000, avec son précédent film, Bronx-Barbès. Ce long-métrage sur les jeunes des ghettos reste, jusqu’à ce jour, le film qui a fait le plus d’entrées au box-office ivoirien, devant Titanic. « Les spectateurs faisaient la queue pendant des heures pour voir le film, se souvient la réalisatrice. Des séances supplémentaires ont été programmées à 3 heures du matin. »

La recette d’un tel triomphe ? Une intrigue qui se déroule à Abidjan, des acteurs recrutés sur place et un film tourné en nouchi, l’argot ivoirien. C’est d’ailleurs cette langue qui a, d’abord, attiré la Française en Côte d’Ivoire. « En 2007, grâce à une émission de radio qui plongeait l’auditeur au cœur des quartiers d’Abidjan, j’ai entendu parler en nouchi. J’ai tout de suite eu envie de venir ici. » Depuis, cette anthropologue de formation séjourne régulièrement en Côte d’Ivoire.

Précédées de concerts d’artistes qui ont participé à la bande originale d’Après l’océan (voir encadré), toutes les projections se sont transformées en véritables fêtes populaires. Jeunes et moins jeunes n’hésitaient pas à exprimer leur engouement. « C’est un très bon film. Je ne savais pas que c’était si difficile là-bas, reconnaît Isidore, sans emploi. Après réflexion, je me dis qu’il est sans doute préférable de rester et d’essayer de m’en sortir ici plutôt que de partir à tout prix. » « Pas moi, répond son ami. Ça vaut quand même le coup d’essayer. » Malgré quelques incongruités, Après l’océan est un film réaliste de bonne facture. Et, ce qui ne gâche rien, il a le mérite d’ouvrir le débat.

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