Russie: c’est grave, docteur ?
Aucune économie émergente n’est davantage touchée par la récession. En dépit du volontarisme des autorités et d’une aide massive aux entreprises en difficulté, une crise sociale de première grandeur menace.
Dans la tourmente économique qui balaie la planète, le bilan de santé de la Russie est difficile à établir tant s’y multiplient les trompe-l’œil. Quelle Russie faut-il prendre en considération ? Celle dont la monnaie, le rouble, a perdu un tiers de sa valeur en moins d’un an ? Ou celle qui prêtera bientôt 10 milliards de dollars au Fonds monétaire international (FMI) pour lui permettre de sauver du naufrage un certain nombre de pays ?
Qui faut-il croire ? Ceux qui, avec l’économiste Jacques Sapir, soulignent que « le comportement des autorités russes a été particulièrement raisonnable dans l’usage qui a été fait de la rente des matières premières », comme le prouverait l’existence d’un « bas de laine » de 600 milliards de dollars ? Ou ceux qui, avec Mikhaïl Boldyrev, ancien vice-président de la Cour des comptes, déplorent la faible industrialisation du pays depuis dix ans ? Que retenir ? Que les ventes d’automobiles se sont effondrées de 58 % en mai ? Ou que Sberbank, la première banque publique du pays, vient de prendre 35 % du capital du constructeur allemand Opel ?
Sans conteste, la Russie traverse une crise sévère. C’est l’économie émergente la plus touchée par la récession, qui devrait provoquer cette année un recul d’au moins 7 % du produit intérieur brut. Son taux de chômage a dépassé les 10 % de la population active. Les manifestations contre la crise se multiplient avec, pour la première fois, des slogans hostiles lancés à l’adresse du Premier ministre Vladimir Poutine par les importateurs d’automobiles surtaxés dans la presqu’île de Sakhaline ; des barrages autoroutiers organisés dans la région de Saint-Pétersbourg par les ouvriers de Basel Cement privés d’emplois ; les protestations des mineurs de l’Oural ou des ouvriers des usines automobiles Lada de la région de Moscou sans salaires, etc.
Le spectre de la dépression
Depuis neuf mois, le pouvoir fait tout pour éviter une grande dépression, aidant massivement les entreprises des oligarques aux abois ou les conglomérats publics incapables d’honorer leurs dettes vis-à-vis de l’étranger. Même le mastodonte d’État Gazprom, qui a pourtant réalisé un bénéfice de 17,2 milliards d’euros en 2008, a touché quelques milliards de dollars sur les 50 promis pour sauver l’économie russe.
Comme aux États-Unis et dans l’UE, les subventions et les aides aux entreprises ont été considérables et variées. Elles se sont doublées d’un interventionnisme de plus en plus marqué au fur et à mesure que â¨la crise économique dégénérait en crise sociale. Le 5 juin, on a vu Poutine tancer, devant les caméras de télévision, l’oligarque Oleg Derispaska dont les employés exigeaient le paiement de leurs salaires : « Vous avez pris en otages des milliers de personnes avec vos ambitions, votre manque de professionnalisme ou, peut-être simplement, votre avidité. » Avant de menacer de nationaliser les entreprises qui porteraient atteinte à l’emploi.
Il n’y aurait donc plus qu’à attendre que cet argent et ce volontarisme finissent par relancer la machine. D’ailleurs, le prix du baril de pétrole a doublé depuis le début de l’année, laissant espérer que les déficits se changent bientôt en excédents. Pourtant, la Russie éprouve le plus grand mal à se déprendre de ses vieilles habitudes soviétiques. Cette nostalgie d’une époque où elle était une grande puissance lui coûte cher. Et pas seulement parce qu’elle n’est plus que la douzième économie mondiale !
D’abord, elle ne parvient à miser que sur les exportations de matières premières, qui représentent toujours 80 % des rentrées de devises. Le président Dmitri Medvedev a beau reconnaître que cette dépendance est « une menace pour la sécurité nationale », il n’en souhaite pas moins que son pays redevienne l’un des greniers à blé – autre matière première – du monde. Or ce qui fait défaut ici, c’est la transformation de l’acier en machines-outils, du bois en papier et du blé en produits alimentaires. Autrement dit, la Russie importe la majeure partie de ce qu’elle consomme à cause de sa langueur entrepreneuriale due à l’omniprésence de l’État et à la prééminence des industries minières.
Autre contradiction : depuis seize ans, la Russie rêve d’entrer à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et jure ses grands dieux qu’elle s’est convertie à l’économie de marché. Mais son nationalisme foncier, qui lui fait par exemple dénoncer des contrats pétroliers avec des majors étrangères pour être seul maître de son sous-sol, et son regain de protectionnisme sous l’effet de la crise découragent les investisseurs.
Question de confiance
Le Kremlin peut faire miroiter les millions de barils de pétrole qui dorment au fond de la mer de Barents : il n’est pas sûr que les financiers auront assez confiance dans un pouvoir qui n’hésite pas à utiliser le fisc et la justice pour s’approprier les entreprises « stratégiques ». Or Gazprom, Rosfnet ou Loukoil ont besoin de 500 milliards de dollars d’argent frais pour augmenter la production pétrolière de 60 % à 80 % d’ici à 2030. Et la Russie n’est pas assez riche pour autofinancer ces projets colossaux.
À vrai dire, c’est toute la modernisation du pays qui prend du retard. Le secteur bancaire est anémique avec un trop grand nombre d’établissements : 1 114 en novembre 2008. Il est sous-capitalisé et ses pratiques ne sont pas toujours très orthodoxes. Le protectionnisme et les subventions maintiennent les entreprises et les salariés dans un confort qui fait de la Russie le pays émergent le moins productif : un salarié des usines automobiles Lada produit en moyenne 8 véhicules par an, contre 36 chez General Motors, pourtant pas un modèle d’efficacité. La corruption s’aggrave et gangrène les mentalités en dépit des efforts du pouvoir. Selon Transparency International Russia, 28 % des Russes interrogés reconnaissaient avoir versé un pot-de-vin en 2008.
Poutine a peut-être rendu à ses concitoyens leur fierté en mettant au pas les oligarques. Il ne leur a pas rendu le moral : la population diminue de 500 000 à 1 million d’habitants par an. Dans ces conditions, on voit mal comment le pouvoir d’achat des Russes pourrait ne pas subir, dans les mois à venir, un recul d’autant plus douloureux que leur salaire mensuel moyen est bas (320 euros), leur pension de retraite encore plus (110 euros, en moyenne) et qu’ils ont goûté aux joies de la société de consommation depuis l’effondrement de l’URSS. Un vrai supplice de Tantale !
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