Poker menteur à Téhéran
La victoire très douteuse de Mahmoud Ahmadinejad à la présidentielle du 12 juin a jeté des millions d’Iraniens dans les rues. Pour la première fois depuis 1979, la cohésion de la classe dirigeante vole en éclats. Et maintenant ?
Mahmoud Ahmadinejad proclamé vainqueur au premier tour avec plus de 63 % des suffrages et félicité par le Guide Ali Khamenei avant même que le décompte des voix ne soit achevé. Téhéran secoué par des manifestations d’une ampleur sans précédent depuis la révolution de 1979 : un million de personnes dans les rues, le 15 juin, avec à leur tête le candidat malheureux, Mir Hossein Moussavi. C’est ce scénario doublement inimaginable il y a encore une semaine qui est en train de se produire, plongeant l’Iran dans la crise et l’incertitude.
La République islamique est entrée dans une zone de turbulences. Pour la première fois, le régime, au sein duquel fondamentalistes, pragmatiques et libéraux avaient tant bien que mal réussi à cohabiter et à garder le cap de la Révolution, vacille sur ses bases. Car – et c’est la nouveauté radicale de cette crise – la cohésion de la classe dirigeante, qui, malgré les débats internes, avait toujours maintenu une unité de façade, a volé en éclats. La haute hiérarchie chiite, par la voix des grands ayatollahs « source d’imitation » Montazeri, Chirazi, Ardebili et Zanjani, a pris ses distances avec le Guide suprême en exprimant son mécontentement face au déroulement du scrutin. Pour toutes ces raisons, et quel que soit le dénouement de cette crise, rien ne sera plus comme avant. Retour, en quelques questions, sur le film des événements, et analyse de quelques scénarios possibles.
Une élection à couteaux tirés
L’élection du 12 juin mettait aux prises le président sortant, le populiste Mahmoud Ahmadinejad, et trois candidats du sérail : Mir Hossein Moussavi, ancien Premier ministre de l’ayatollah Khomeiny ; l’hodjatoleslam Mehdi Karoubi, ancien président du Parlement, et Mohsen Rezaï, ancien commandant des gardiens de la Révolution (les pasdarans).
Les dernières semaines de la campagne ont été particulièrement animées, marquées par des grands rassemblements populaires et festifs à Téhéran et dans les grandes villes du pays, qui ont nettement tourné à l’avantage des supporteurs de Moussavi et de Karoubi. Le débat télévisé, organisé quelques jours avant le vote, a été d’une violence rare. Poussé dans ses retranchements par son principal rival, qui l’accusait de mentir sur les chiffres de l’inflation et sur la situation économique, Ahmadinejad a dérapé, en accusant l’ancien président Hachemi Rafsandjani, l’un des principaux soutiens de Moussavi, de corruption.
Inquiets de la ferveur populaire inédite entourant chacune des sorties des candidats réformateurs, les fondamentalistes avaient multiplié les signes de nervosité. La veille du vote, Yadollah Javani, le chef des gardiens de la Révolution, l’armée idéologique du régime, avait lancé une mise en garde lourde de sous-entendus, en expliquant que les pasdarans ne permettraient pas l’avènement d’une Révolution de velours…
Que s’est-il passé le jour du vote ?
La fraude – en réalité une grossière falsification – est intervenue à Téhéran pendant la collecte et la centralisation des résultats. La très forte participation (85 %, supérieure de 26 points à celle enregistrée lors de la présidentielle de 2005) laissait peu de doutes sur l’issue de la consultation.
Le sort du président sortant semble scellé lorsque, vers 17 heures, des miliciens bassidji, paramilitaires dévoués aux basses œuvres du régime, font irruption au ministère de l’Intérieur et expulsent les fonctionnaires chargés de l’addition des scores. Ils fabriquent des chiffres invraisemblables. Gonflent démesurément les résultats d’Ahmadinejad. Lui qui n’avait obtenu que 19,48 % des suffrages au premier tour, en 2005, récolte 63 % des voix. Il est annoncé gagnant en Azerbaïdjan et dans le Lorestan, les provinces natales de Moussavi et de Karoubi. Les « vrais scores », communiqués aux candidats lésés avec la complicité d’experts du ministère de l’Intérieur, sont tout autres. Moussavi aurait obtenu 19 millions de voix (sur 42 millions de votes), et Karoubi 13 millions. Ahmadinejad, avec 5,7 millions – score identique à celui qu’il avait recueilli en 2005 – arriverait en troisième position, et serait éliminé, comme Rezaï (3,7 millions).
L’échec du « coup d’État électoral »
Le système politique iranien ne ressemble à aucun autre. Il combine des éléments d’essence contradictoire, déroutant mélange de théocratie et de démocratie encadrée. Le pouvoir suprême appartient au Guide, Ali Khamenei, qui est le chef de l’État. Supposé infaillible, il tranche au nom de Dieu, mais a, en réalité, un rôle d’arbitre. Le président, bien qu’élu au suffrage universel, lui est subordonné et assume en fait la charge d’un chef du gouvernement.
C’est le maintien de la composante démocratique, avec l’élection du président et des députés, qui constituait l’originalité du système iranien et faisait qu’on ne pouvait pas entièrement l’assimiler à une dictature. Même si les garde-fous et les filtres, extrêmement nombreux, font que seuls sont autorisés à concourir les candidats dont l’attachement à la République islamique est indubitable.
Mehdi Karoubi, qui était arrivé en troisième position, avec 17,24 % des voix, en 2005, s’était plaint, déjà, d’irrégularités, et estimait avoir été volé au profit d’Ahmadinejad. Mais c’est la première fois qu’est organisée une fraude d’une telle ampleur. Sentant la situation leur échapper, les fondamentalistes ont choisi la fuite en avant. Leur calcul reposait sur leur pouvoir d’intimidation et de dissuasion. L’armée, les pasdarans, la police, les services de renseignements, la justice et les miliciens bassidji sont acquis aux ultraconservateurs. En 1999, ils avaient étouffé dans l’œuf la révolte estudiantine. Leur erreur est d’avoir sous-estimé l’opiniâtreté de Moussavi et pensé qu’il s’inclinerait, par « légalisme ». Voyant que leur leader ne les abandonnait pas, mais au contraire bravait les interdictions de rassemblement, les manifestants se sont enhardis. Le mouvement commence à faire tache d’huile dans les grandes villes.
Islamisme à visage humain ?
Il est toujours tentant de raisonner par analogie. Les images des grands rassemblements « verts » – la couleur des partisans de Moussavi – ne sont pas sans rappeler celles de la Révolution orange en Ukraine de novembre 2004 ou celles de Prague, qui, en décembre 1989, avaient précipité la chute du régime communiste. Pourtant, ces cas de figure ne sont pas comparables. Une grande partie des manifestants rêve certainement de voir disparaître le régime des mollahs. Mais les leaders du mouvement, eux, appartiennent à la nomenklatura islamique. Ils veulent réformer leur république, prônent un « islamisme à visage humain » et une détente avec les États-Unis. Certainement pas la liquidation du système.
La crise, même si elle ne se réduit pas à cela, est aussi une lutte de factions et de clans. Autre donnée à prendre en considération : une révolution de velours ne peut triompher que lorsque ses dirigeants sont sensibles au contexte international. Les communistes tchèques ont abdiqué car Gorbatchev avait tourné le dos à l’héritage brejnévien et n’entendait pas envoyer les chars de l’armée Rouge « normaliser » Prague. Au Liban, la « révolution du Cèdre » du printemps 2005 a eu pour toile de fond l’affaiblissement de la Syrie. Au Pakistan, c’est après avoir été lâché par ses parrains américains que Pervez Musharraf a quitté ses fonctions, en août 2008. A contrario, les pays vivant en autarcie ou en quasi-autarcie, à l’instar de la Birmanie des généraux, n’ont rien à redouter de l’extérieur. Les dirigeants iraniens se moquent de l’opinion internationale et recourront à la force s’il le faut. En outre, le pays vit déjà, depuis de longues années, sous un régime de sanctions…
Les scénarios de demain
La situation reste très évolutive. Pour le moment, les autorités, désarçonnées par la vigueur de la contestation, cherchent à gagner du temps. Elles peuvent difficilement organiser un nouveau scrutin, car cela reviendrait à avouer la fraude. Et Ahmadinejad serait maintenant assuré de le perdre. Le « recomptage partiel » promis par le Guide est un os donné à ronger aux manifestants. Les ultraconservateurs temporisent, tablent sur un essoufflement de la mobilisation et distillent les menaces. Rafles et arrestations se sont multipliées. Mais Moussavi n’entend pas baisser les bras. L’homme, qu’on présentait comme un technocrate froid et sans charisme, a pour l’instant réalisé un sans-faute. Il sait qu’aucun faux pas ne lui sera pardonné. Dans l’épreuve, il se révèle bien meilleur tacticien que le président réformateur Mohamed Khatami (1997-2005), qui s’était laissé dévorer par les durs.
Moussavi va exploiter au maximum la symbolique du deuil chiite pour inscrire la contestation dans un cycle long, en s’inspirant d’une méthode éprouvée avec succès par son mentor, l’ayatollah Khomeiny, pendant la Révolution. Les hommages aux sept manifestants tués le 15 juin permettront d’entretenir la flamme de la résistance. Plus la crise durera, plus la position de Khamenei, qui, lors du sermon du vendredi, a réitéré son soutien au président « élu », deviendra inconfortable. On ne peut complètement exclure qu’en dernier recours il ne demande au soldat Ahmadinejad de se sacrifier au nom de l’intérêt supérieur de la République islamique et de la nécessité d’un compromis. Même si cette option relève, pour l’instant, de la politique-fiction…
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