Ahmed Rashid : »Contre les talibans, c’est la lutte finale! »
Ayant mis une sourdine à son obsession anti-indienne, l’armée pakistanaise paraît, pour la première fois, résolue à éradiquer les djihadistes. Mais une victoire militaire ne réglerait pas tout.
Proche de Richard Holbrooke, l’envoyé spécial du président des États-Unis en Afghanistan et au Pakistan, qu’il lui arrive de conseiller pour la mise en place de la nouvelle stratégie américaine dans la région, Ahmed Rashid est considéré comme le meilleur spécialiste mondial du mouvement taliban. Ce Pakistanais de 60 ans, qui vit à Lahore (dans l’est du pays), collabore à de nombreuses publications prestigieuses (Washington Post, International Herald Tribune, etc.) ; il est aussi l’auteur de quatre ouvrages de référence traduits dans une vingtaine de langues. Le dernier, Descent into Chaos, best-seller aux États-Unis, vient de sortir en France (Le Retour des talibans, éd. Delavilla).
Huit semaines après le déclenchement d’une offensive de l’armée pakistanaise contre les talibans de la vallée de Swat et alors que les combats font rage dans le nord-ouest du pays, nous l’avons interrogé sur l’avenir du Pakistan.
Jeune Afrique : Le 26 avril, l’armée pakistanaise a lancé une vaste offensive contre les talibans. Est-elle capable de les éradiquer ?
Ahmed Rashid : Pour la première fois, trois éléments majeurs convergent pour accréditer cette thèse : un consensus politique s’est établi selon lequel les talibans doivent être battus ; un retournement de l’opinion qui, jusqu’ici, éprouvait, par antiaméricanisme, de la sympathie pour eux est par ailleurs en cours ; enfin, la position des militaires, qui se rendent compte que les talibans constituent une menace majeure, évolue : plus question de demi-mesures, comme par le passé, quand on combattait les talibans tout en concluant des cessez-le-feu avec eux !
Nous avons donc une politique beaucoup plus complète et cohérente de la part de tous les acteurs de la scène publique. Mais nous n’avons toujours pas la bonne stratégie. La question qui se pose désormais est la suivante : le gouvernement va-t-il axer toute sa stratégie sur une victoire militaire, ou va-t-il en même temps convaincre la population de rester de son côté et tenter de regagner politiquement les territoires perdus ?
Les attentats-suicides quasi quotidiens constituent-ils un aveu de faiblesse ?
Ce n’est pas un signe de faiblesse. Les talibans mènent depuis quatre ou cinq ans une campagne d’attentats-suicides. Nous constatons une escalade de ces attaques, qui deviennent de plus en plus sophistiquées et s’étendent à l’ensemble du pays. Elles ne touchent pas seulement la Province de la frontière du nord-ouest (PFNO), mais d’autres régions et des grandes villes comme Lahore et Karachi. S’y ajoutent des assassinats de responsables politiques, de parlementaires et de membres de leurs familles. Tout cela va largement entamer la confiance de la population dans son gouvernement et miner sa crédibilité. Les talibans mènent donc une campagne planifiée.
Ont-ils commis une erreur stratégique en prenant pour cible des militaires, alors que ces derniers se sont, dans le passé, montrés pour le moins indulgents à leur égard – quand ils ne coopéraient pas avec eux ?
Ce n’est pas nouveau : ils ont toujours pris les militaires pour cible même s’il y a eu des périodes de cessez-le-feu. Mais depuis six mois à un an, viser l’armée fait justement partie de leur stratégie, qui consiste à démoraliser tous les représentants de l’État : les militaires, la police, les services secrets, l’administration. Ils ont ainsi l’impression que plus personne ne pourra s’opposer à eux.
Les talibans sont-ils organisés autour d’un commandement unique ?
Les talibans pakistanais, les talibans afghans et Al-Qaïda travaillent ensemble à un niveau stratégique. Certes, leurs objectifs ne sont pas les mêmes : les premiers veulent conquérir le Pakistan, les seconds reconquérir l’Afghanistan, et Al-Qaïda veut continuer d’utiliser les uns et les autres pour étendre les territoires sous leur contrôle afin d’y entraîner des djihadistes venus du monde entier. Chacun a noué ses propres alliances. Les talibans pakistanais, par exemple, rassemblent une quarantaine de groupes qui ont combattu les uns au Cachemire, les autres en Afghanistan ou en Asie centrale, d’autres à l’intérieur du Pakistan. Il en va de même pour les Afghans. C’est une situation très compliquée. Mais il est clair que tous ces groupes collaborent très étroitement.
Barack Obama affirme que l’armée pakistanaise a enfin pris conscience que la plus grande menace à laquelle le pays est confronté n’est pas l’Inde mais les talibans. Est-ce réellement le cas ?
Les talibans n’ont pas les moyens de s’emparer du pouvoir, mais ils peuvent paralyser le pays, et c’est d’ailleurs ce qu’ils essaient de faire. Ils veulent créer le chaos pour que l’économie et le gouvernement s’effondrent. C’est le plus grand danger que court le Pakistan. Pendant de longues années, hélas ! l’establishment politico-militaire a refusé de l’admettre. Pour la première fois, il semble avoir pris conscience que l’Inde n’est plus la menace numéro un.
Des troupes ont-elles été déplacées de la frontière indienne vers le nord-ouest pour combattre les talibans ?
Nous ne disposons que de très peu d’éléments, l’armée refusant de communiquer à ce sujet. Mais, d’après mes informations, c’est le cas.
L’armée pakistanaise est-elle infiltrée par l’idéologie talibane ?
Le sentiment dominant au Pakistan, c’est un très fort antiaméricanisme. Cela vaut pour l’armée aussi. D’où une certaine sympathie pour les talibans. Mais au cours des derniers mois, les atrocités perpétrées par ces derniers (décapitations, attentats contre des écoles, violences contre les femmes, etc.) ont horrifié les Pakistanais. J’espère que s’il y a eu des sympathies pour les talibans par le passé, ces actes auront un effet mobilisateur contre eux, y compris chez les militaires.
Le président Zardari est-il toujours aussi impopulaire ?
Malheureusement, il a passé l’année 2008 à combattre son adversaire politique [Nawaz Sharif, NDLR] et a beaucoup perdu de sa popularité. Il ne s’est pas suffisamment concentré sur le problème taliban. Désormais, il promet du changement. Acceptons-en l’augure. Cela dit, il traverse une période très difficile : l’économie va très mal, le pays est plongé dans une crise profonde. Il en est forcément rendu responsable puisqu’il est le président.
Les élites occidentalisées ont-elles un poids politique ?
Oui, mais même les classes moyennes occidentalisées et éduquées des grandes villes sont devenues très antiaméricaines, à cause de la politique menée en Irak et en Afghanistan.
L’élection d’Obama a-t-elle un impact sur cet antiaméricanisme ?
Il y a en effet un changement significatif : Obama est populaire. Les Pakistanais placent beaucoup d’espoir en lui pour mener une politique différente.
Pourquoi les talibans pakistanais sont-ils plus radicaux encore que leurs « frères » afghans ?
D’abord, parce que les talibans afghans restent, pour l’essentiel, ce qu’ils ont toujours été : des paysans. Au Pakistan, beaucoup ont fréquenté l’école coranique, ils ont été bien plus profondément endoctrinés. Ensuite, les jeunes militants pakistanais ont combattu dans toute la région, de l’Inde au Cachemire et de l’Afghanistan à l’Asie centrale, ce qui a contribué à les radicaliser. Enfin, alors qu’en Afghanistan les talibans sont presque exclusivement des Pachtounes, ils appartiennent au Pakistan à tous les groupes ethniques : ils sont majoritairement pachtounes, mais aussi pendjabis, sindis, etc.
L’arsenal nucléaire est-il hors d’atteinte des talibans ?
Il est sous le contrôle de l’armée pakistanaise, qui est disciplinée, très hiérarchisée et qui le protège très bien. Ces armes sont à l’abri. Bien sûr, si un problème majeur survenait au sein de l’armée, la situation pourrait changer. Mais, pour le moment, les militaires restent unis.
Est-ce à dire qu’il subsiste un risque de coup d’État ?
J’espère que l’armée a fini par comprendre qu’elle est incapable de régler la crise politique que traverse le pays sans un gouvernement civil. Les Pakistanais ne veulent plus d’un régime militaire.
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