Les nouveaux Libanais

Malgré la crise politique qui a éclaté en 2002, les quelque 60 000 Libanais de Côte d’Ivoire ont gardé confiance dans leur pays d’accueil. La communauté se montre plus dynamique que jamais. Mais elle se révèle aussi très hétérogène, certains de ses membres optant pour un islam plus rigoriste.

Publié le 15 juin 2009 Lecture : 7 minutes.

Depuis le 27 mai, Abdul Menhem Kobeïssi – plus connu sous le nom d’Abd Al Menhem Qubaysi pour les autorités américaines – est dans le collimateur de Washington. L’imam de la communauté libanaise de Côte d’Ivoire est en effet accusé par le Trésor américain d’être l’un des financiers du Hezbollah, considéré outre-Atlantique comme un mouvement terroriste. Kobeïssi aurait en effet « accueilli des hauts responsables du Hezbollah en voyage en Côte d’Ivoire et dans d’autres pays de la région pour récolter des fonds pour le Hezbollah ». Il lui est donc désormais interdit, tout comme à Kassim Tajideen, un autre Libanais vivant en Sierra Leone, d’avoir des activités aux États-Unis. Les éventuels avoirs qu’ils pourraient y détenir sont gelés et les ressortissants américains ne sont plus autorisés à faire affaire avec eux.

L’imam Kobeïssi, né en Côte d’Ivoire, a grandi à Adjamé avant d’aller faire des études en Iran. Il est aujourd’hui à la tête de la communauté chiite libanaise, plus forte et dynamique que jamais. En 2002, cinq ans après avoir créé l’association culturelle Al Ghadir, qui encadre la plupart des activités de cette communauté, l’imam s’est lancé dans la construction d’une immense mosquée dans le quartier de Marcory, également appelé « Petit Beyrouth ». L’édifice est situé en bordure de la voie rapide qui mène au quartier des affaires du Plateau.

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Peu importait la guerre, qui, en 2002, venait d’éclater, ou les troubles de novembre 2004… la construction de l’imposant bâtiment ne s’est jamais arrêtée. « C’est pour cela que les Ivoiriens nous apprécient. Nous avons toujours eu confiance dans ce pays », explique l’imam, que J.A. a pu rencontrer quelques jours avant que les États-Unis ne lancent des accusations contre lui. 

« La mosquée du Hezbollah »

Officiellement, Al Ghadir ne fait pas de politique. « Nous nous occupons de notre communauté, nous faisons des œuvres sociales et organisons des activités culturelles et religieuses, c’est tout », explique Kobeïssi. Dans sa djellaba grise, coiffé d’un turban blanc, l’imam donne une impression d’austérité. Il ne serre jamais la main d’une femme et observe les règles strictes du chiisme. Il accepte cependant de recevoir une journaliste occidentale, à condition, bien entendu, qu’elle se couvre la tête d’un voile. Il répond aux questions d’une voix posée, dans un français parfois laborieux.

Quand on lui dit que sa mosquée est appelée « mosquée du Hezbollah », l’imam Kobeïssi ne s’indigne pas, bien au contraire. Il revendique la proximité de la communauté chiite libanaise de Côte d’Ivoire avec le mouvement libanais. « Le Hezbollah est un mouvement de résistance qui dépasse les clivages politiques et religieux », commente l’imam.

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Le docteur Ali Bdeir gère la clinique Al Ghadir jouxtant la mosquée. Il fait aussi office « d’attaché de presse » pour l’imam Kobeïssi et filtre les demandes d’interview. « On ne fait pas de politique, explique le docteur, et le Hezbollah n’a pas de représentation ici en tant que parti. Mais nous nous sentons solidaires de la cause. »

Chrétien, chef d’entreprise et membre du Conseil économique et social, Roland Dagher, qui est également proche du président Gbagbo, confirme l’existence d’un fort courant de sympathie à l’égard du Hezbollah. « Ce sont des résistants », dit-il, expliquant qu’il a lui-même demandé au chef de l’État, lors de la dernière grande offensive israélienne sur le Sud-Liban, en 2006, d’ouvrir les portes de la Côte d’Ivoire et de laisser les Libanais entrer sans visa.

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Le quartier de Marcory a été épargné par les pillages durant les émeutes dans la capitale. Certains habitants assurent que des miliciens du Hezbollah sont venus du Liban pour protéger la communauté. « C’est beaucoup plus simple que ça. On a juste payé des jeunes du quartier pour assurer sa surveillance. On paie bien et ça fonctionne très bien », explique un riche commerçant qui habite là.

« Nous ne sommes pas des financiers du Hezbollah. On n’en a pas les moyens. C’est déjà assez difficile pour la plupart d’entre nous de faire vivre une famille ici, tout en soutenant une partie de la famille qui reste au Liban », assure l’imam. Les États-Unis sont en revanche persuadés que la diaspora installée en Afrique de l’Ouest envoit des sommes importantes au Hezbollah. « Ce n’est même pas un secret de polichinelle », affirmait en 2004 un diplomate américain en poste en Sierra Leone. « L’Afrique de l’Ouest est certainement la principale zone d’influence du Hezbollah en dehors du Moyen-Orient, à travers des collectes de fonds, des opérations de recrutement et des affaires illicites », écrit Anita Gossmann pour l’organisme de recherche helvétique International Relations & Security Network, dans un article intitulé « L’Afrique : l’autre paradis du Hezbollah ». 

Prières et œuvres sociales

L’imam Kobeïssi, qui a accroché dans l’un des couloirs un portrait de l’ayatollah Khomeiny, dément aussi formellement avoir reçu un financement iranien pour la construction de la mosquée de Marcory, dont le coût est estimé à 5 millions de dollars. L’édifice, selon l’imam, a vu le jour grâce aux dons de la communauté. Entièrement couverte de marbre, elle est située au cœur du centre culturel islamique Al Zahraa, un bâtiment de 6 000 m2 qui, outre le lieu de culte, abrite une salle de spectacle de 2 500 places, une bibliothèque, une salle d’informatique et plusieurs salles de réunions.

À la place de la décharge automobile insalubre qui jouxtait la mosquée, l’association Al Ghadir a construit le centre de santé dirigé par le docteur Bdeir. Pour des sommes modiques (3 000 F CFA pour une consultation généraliste, 7 500 F CFA pour un spécialiste), les moins nantis de la communauté libanaise peuvent se faire soigner, ainsi que les Ivoiriens nécessiteux. Ceux qui n’ont vraiment pas les moyens de payer sont reçus gratuitement.

Chaque année, Al Ghadir organise la plus grande collecte de sang du pays lors de la commémoration de l’Achoura, [traditionnellement, chez les chiites, cette cérémonie, qui célèbre l’anniversaire de la mort du petit-fils du Prophète, est marquée par des autoflagellations, NDLR]. Sous des tentes climatisées, environ 3 000 personnes viennent donner leur sang pour le Centre national de transfusion sanguine. Pour le docteur Bdeir, qui a consacré une grande partie de sa vie aux œuvres sociales, il y a au sein de la communauté musulmane libanaise une « augmentation du fait religieux, qui traduit une prise de conscience ». Depuis qu’il est allé à La Mecque, le docteur ne serre plus non plus la main des femmes.

Dans son coupé sport, lunettes ­noires oversize et montre bling-bling au poignet, Chaloub Oudaï est bien moins austère. Son épouse, une Européenne, n’est pas voilée et il vit très à l’occidentale. Ce grand commerçant, président de la communauté libanaise de San Pedro, est un ami d’enfance de l’imam Kobeïssi. Malgré son look de jeune premier et ses allures de jet-setter, il n’en est pas moins un partisan du retour aux valeurs traditionnelles. « Nous devons exercer un contrôle sur le comportement des Libanais. Notamment sur les jeunes. On aimerait qu’ils soient parfois plus discrets. Toute la communauté est responsable de sa réputation », explique Chaloub Oudaï. Il a personnellement contribué à l’édification de la mosquée de Marcory, et il a aussi participé au financement de l’école libanaise Al Ghadir de San Pedro, récemment inaugurée. Plusieurs écoles ont été ainsi construites, dont l’une à Abidjan ­Riviera. D’autres sont en projet.

Dans ces écoles, où une partie de l’enseignement se fait en arabe, certaines des élèves sont voilées, mais ce n’est pas une obligation. « Il y a une radicalisation d’une partie de la communauté. Jamais je ne mettrai mes enfants dans ce genre d’institution. Je souhaite que mes enfants apprennent l’arabe, certes, mais pas dans cette atmosphère religieuse », explique un homme d’affaires très en vue, membre d’une grande famille libanaise de Côte d’Ivoire. « Il se développe un communautarisme qui n’existait pas avant, un communautarisme “à la Hezbollah” qui ne nous plaît pas », poursuit-il. 

Communauté hétérogène

La communauté est loin d’être homogène. Si aujourd’hui les musulmans chiites venus du Sud-Liban constituent la large majorité de la communauté, il n’en a pas toujours été ainsi. Souvent d’origine rurale, les derniers arrivants sont de statut social plus modeste que les grandes familles commerçantes installées en Côte d’Ivoire depuis des années. « Il y a des familles du côté d’Adjamé qui ne mangent pas tous les jours à leur faim », explique le docteur Bdeir.

À l’autre extrême, « Petit Beyrouth » abrite de magnifiques villas cachées derrière de hauts murs. Ici, malgré la crise, plusieurs immeubles de standing sont en construction. « Nous ne sommes pas partis pendant la guerre. C’est un signe important pour les Ivoiriens », estime Roland Dagher. Avant lui, peu de Libanais faisaient ouvertement de la politique. Dagher soutient ouvertement Laurent Gbagbo et ne s’en cache pas. Dans son bureau, un photomontage affiche un couple improbable : Gbagbo et Houphouët-Boigny côte à côte, tout sourires, avec pour légende : « De l’indépendance d’un État à la construction d’une nation ». « C’est une fierté d’être membre du Conseil économique et social », assure l’homme d’affaires, qui siège dans cette institution avec un autre Ivoirien d’origine libanaise, Fouad Omaïs.

« Il y a des Libanais qui meurent au pays et demandent à être enterrés en Côte d’Ivoire », affirme Roland Dagher. Pourtant, on ne peut pas parler de mixité, l’intégration reste limitée et la communauté vit repliée sur elle-même. Elle suscite toujours bien des critiques, le Libanais étant trop souvent assimilé au commerçant véreux qui fait peu de cas du personnel local, corrompt les fonctionnaires et se comporte comme s’il était en terrain conquis. « Il y a des brebis galeuses dans toutes les communautés », reconnaît l’imam Kobeïssi. Et la tentation islamiste n’aidera pas à améliorer l’image de cette population installée en Côte d’Ivoire depuis parfois plus de cent ans, et qui entend bien y rester.

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