En Italie, les dessous du Kadhafi show

Pour cette première visite « historique », le « Guide » n’a pas lésiné sur les moyens. Au programme : grand spectacle, provocations et… business.

Publié le 15 juin 2009 Lecture : 4 minutes.

Aéroport Ciampino de Rome, le 10 juin. Un Bédouin octogénaire sur une chaise roulante passe en revue la garde d’honneur avec le président du Conseil italien et le « Guide » libyen. Pour sa première visite en Italie en quarante ans de pouvoir, Mouammar Kadhafi a mis en scène ce spectacle insolite, qui a commencé, au pied de la passerelle de l’avion, par une accolade entre Mohamed Omar el-Mokhtar – le Bédouin invalide – et le fringant Silvio Berlusconi.

Pour l’occasion, le « Guide » libyen avait choisi de porter une tenue d’apparat bleu marine aux épaulettes dorées et, sur la poitrine, une brochette de décorations. Il avait surtout épinglé à sa veste une photo encadrée d’un ruban rouge. Le cliché représente Omar el-Mokhtar, père du Bédouin de Ciampino et héros de la résistance libyenne à l’occupation fasciste, enchaîné à un soldat italien, en 1931. Autour de lui, des responsables mussoliniens posent pour l’Histoire, quelques minutes avant sa pendaison, au terme d’une parodie de procès qui dura une heure à peine. 

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L’affront des sénateurs

Reste qu’un combattant de la liberté au sud de la Méditerranée est un ennemi au Nord. La presse présente Mokhtar père comme un « anti-italien ». « Je porte cette photo comme les chrétiens portent la croix du Christ, pour rappeler son martyre », a rétorqué Kadhafi.

L’épopée d’El-Mokhtar a fait l’objet d’un film hollywoodien, Le Lion du désert, du cinéaste syrien Mustapha el-Akkad, avec Anthony Quinn. L’œuvre est interdite en Italie depuis 1982 ; ce n’est qu’à la veille de la visite de Kadhafi qu’elle a été diffusée à la télévision.

« On aurait plus facilement imaginé Kadhafi débarquant sur Saturne qu’à Rome », commente le quotidien tripolitain Al Jamahiriya, revenant sur ce passé douloureux qui a vu des milliers de Libyens exécutés ou déportés dans la péninsule. L’Italie pourtant a déjà fait acte de contrition : Berlusconi a officiellement présenté les excuses de son pays le 30 août 2008, à Benghazi, et s’est engagé à dédommager la Libye [5 milliards de dollars, sous forme d’investissements sur vingt-cinq ans, NDLR].

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Pour apurer le contentieux, Kadhafi pouvait désormais se rendre à Rome avec sa suite : deux cents personnes, dont une quarantaine de ses amazones-gardes du corps et son fils Mootassem, chef du Conseil de sécurité nationale et étoile montante du régime depuis la récente disgrâce de Seif el-Islam.

La visite de Kadhafi aura été aussi mouvementée qu’historique. L’installation de son inévitable tente dans un jardin public de Rome, en face du palais qui lui sert de résidence, a suscité les protestations des défenseurs de l’environnement, dont les représentants ont été gardés à distance. L’affront est venu du Sénat, où le « Guide » devait prononcer le discours clé de sa visite. Son intervention a dû être annulée à la dernière minute, plusieurs partis d’opposition menaçant de boycotter la séance, non sans quelques arrière-pensées – des élections locales doivent se tenir en octobre prochain. Kadhafi s’est contenté d’une petite salle dans la résidence du président du Sénat, où il a parlé devant moins d’une trentaine de personnes – invités italiens, ambassadeurs africains, délégation libyenne et journalistes.

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La principale manifestation a eu lieu aux alentours de l’université La Sapienza, où des étudiants de gauche ont dénoncé les violations des droits de l’homme commises par Kadhafi et Berlusconi, à l’égard notamment des émigrés africains. Avant sa visite, le président en exercice de l’Union africaine avait en effet accepté que l’Italie renvoie en Libye quelque cinq cents clandestins interceptés en mer, en contravention avec la législation européenne – des pratiques également condamnées par l’Église catholique italienne, le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) et Amnesty International. Kadhafi a superbement ignoré les protestataires. « À Rome, a-t-il déclaré quelques heures plus tard, je n’ai vu que des gens très contents de me voir, sympathiques et amicaux, qui me saluaient et voulaient s’approcher pour me serrer la main. » 

Intérêts mercantiles

Qui, de Kadhafi ou de Berlusconi, est le plus dupe ? Une chose est sûre : le spectacle a fait oublier les relations bilatérales. Pendant cette visite, les deux pays ont peu progressé dans l’application des accords « historiques » signés en août dernier, selon lesquels l’Italie s’engage à dédommager la Libye. Rome n’a toujours pas désigné ses représentants à la commission mixte qui sera chargée de choisir les projets, notamment d’infrastructures (dont une autoroute est-ouest) que l’Italie est censée financer – on ne sait trop comment. Cent bourses ont néanmoins été attribuées à des étudiants libyens. Un mémorandum sur l’octroi de visas et un accord de pêche ont été signés. Enfin, les deux parties sont convenues d’un accord de non-double imposition fiscale.

Pour Berlusconi, l’enjeu est clair : stabiliser les relations stratégiques avec Tripoli, sur le plan énergétique. Depuis 1959, la compagnie nationale italienne ENI exploite les hydrocarbures libyens. En juin 2008, la Libye a prorogé jusqu’en 2047 le droit d’exploitation du pétrole et du gaz, en contrepartie de la signature de l’accord sur la repentance italienne et les réparations.

On observe également la montée en puissance de la Libye dans le capital d’ENI (de 2 % actuellement, elle pourrait passer à 5 %), un investissement dans la compagnie électrique Enel et dans Impregilo, une entreprise du bâtiment. Elle pourrait aussi acquérir des actions dans le capital de Telecom Italia. Tripoli dispose d’un fonds d’investissement estimé à 50 milliards d’euros, dont il cherche à placer une partie dans la péninsule.

C’est dans ces intérêts mercantiles que réside le secret de l’entente du couple Berlusconi-Kadhafi. Même si le premier a de la peine à contenir son irritation face à la propension du second à discourir sur le terrorisme, la démocratie populaire et autres lubies, les deux hommes s’entendent plutôt bien. Ils ont des goûts communs, comme celui de se plaire dans la compagnie des femmes (les amazones pour le Libyen, les top-modèles et les starlettes de la télé pour l’Italien).

Au début de sa visite, Mouammar portait une grosse bague en or et pierres précieuses. Berlusconi l’a remarquée, et s’est extasié, comme le ferait une maîtresse. « Elle est à toi », lui a répondu Kadhafi.

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