Binebine, l’adieu aux larmes
Aux côtés de sa compatriote Fathiya Tahiri, le peintre et écrivain marocain représente son pays à la 53e Biennale de Venise, du 7 juin au 22 novembre 2009. Rencontre avec un bon vivant hanté par une histoire dramatique.
« Il faut te mettre au rythme du pays. Les Suisses ont inventé la montre, et nous nous avons inventé le temps. Et surtout, vas-y mollo mon p’tit père. » L’auteur de ces lignes, qui n’est pas le dialoguiste et réalisateur français Michel Audiard, est pourtant là, ponctuel, attablé au bar du mythique hôtel Minzah de Tanger. Le béret vissé sur la tête à la manière d’un titi parisien. Le peintre et écrivain Mahi Binebine, qui « attrape » cette année ses cinquante ans de vie terrestre, est un bon vivant. Entre deux volutes de Marlboro et une gorgée de bière Casablanca, son sourire, sa malice, son énergie sont communicatifs.
Présent mi-avril à Tanger à l’occasion du treizième Festival du livre et des arts, devenu au fil des ans un rendez-vous discret mais essentiel de l’actualité artistique marocaine, Binebine est un « avni » (artiste volant non identifié) de l’art contemporain, et il le sait. Celui qui, du 7 juin au 22 novembre, représente le Maroc à la Biennale de Venise, aux côtés de sa compatriote Fathiya Tahiri, se voit « en haut de l’affiche » depuis tout petit déjà. Pas comme peintre-écrivain mais comme « chanteur de charme ».
Maroc, États-Unis, France
Issu d’une tribu de quinze frères et sœurs, le petit Marrakchi voulait se faire un prénom. Au sortir d’une adolescence marocaine marquée par un pénible « emprisonnement » dans l’internat du lycée Moulay-Youssef de Rabat, poussé par sa mère à développer son goût pour les manuels scolaires, Mahi s’envole pour Paris à une époque où « c’était facile ».
« J’ai quitté le Maroc de Hassan II. Ce n’était pas très gai… On étouffait. » La vocation artistique du jeune Mahi naît sur les rives de la Seine. « J’étais enseignant dans une boîte à bac », fredonne-t-il sur l’air de « La Bohème ». « Je sortais beaucoup et j’ai rencontré un type génial, un Espagnol, Agustín Gómez-Arcos, qui était écrivain. Nous allions souvent dîner Chez Albert, un restaurant portugais de la rue Mazarine. » Outre le goût de la morue, Agustín transmet celui de l’écriture à Mahi, qui commence alors à frayer dans le Paris pétillant des années 1980. « J’ai appris à écrire dans un café de Saint-Germain. »
Son premier roman, Le Sommeil de l’esclave (Stock, 1992), est un récit sombre sur le Maroc de son enfance. Presque simultanément, le trentenaire passe de la plume au pinceau et transforme son studio de la rue Oberkampf en atelier. Il rencontre la future mère de ses trois filles et part s’installer à New York. Le clan Binebine se pose confortablement à l’ombre des Twin Towers. « Là-bas, j’ai un petit frère qui a fait fortune dans l’immobiler », explique-t-il sobrement. Le cadet, convaincu du talent de l’aîné, le décharge de tout problème matériel. Logé, nourri, blanchi, Mahi se consacre entièrement à ses livres et à ses tableaux. Et attire l’attention d’une riche mécène, Barbara Jonas, qui, conquise, lui ouvre les portes d’un temple de l’art contemporain : le musée Guggenheim. En 1997, Binebine expose non loin des Picasso, Kandisky, Giacometti.
Retour aux sources
C’est une consécration pour le turbulent quadra. Les commandes affluent et la cote de Binebine le peintre s’envole. Lui aussi d’ailleurs, car la France lui manque. « En 1999, je me suis dit que les États-Unis ne correspondaient pas à ma culture. Je lisais chaque jour Le Monde, je regardais TV5. Je suis parisien ! » Mahi retrouve la tour Eiffel avec un certain soulagement. Mais son amour pour la Ville lumière n’est pas inconditionnel. En 2002, c’est le traumatisme du premier tour de l’élection présidentielle. Le candidat de l’extrême droite, Jean-Marie Le Pen, est qualifié. Binebine, écœuré : « Je me suis dit : ce n’est pas la France ça… »
De l’autre côté de Mare Nostrum, le Maroc, lui, bouge beaucoup depuis la disparition de Hassan II. Retour à la case départ : Binebine rentre à Marrakech, séduit par « l’incroyable énergie » que la cité dégage. La lumière transparente de l’hiver et du printemps, les explosions de couleurs de la Ville rouge n’échappent à aucun peintre ou photographe. Alors, il bosse, il bosse, il bosse. « Le matin, j’écris, l’après-midi, je peins. Et j’arrive à avoir une vie de famille normale », assure Binebine. Et ce malgré les fêtes organisées dans sa villa de la Targa qui restent légendaires dans la chronique touffue du Marrakech by Night.
Artiste consacré et reconnu, Mahi l’admet volontiers, il a « réussi » et est complètement dégagé de tout souci matériel. Ses acheteurs, dont le palais royal, n’ont pas la réputation de mégoter sur les prix. Mais cette réussite matérielle n’a pas tari la source de l’inspiration. « Je me fais plaisir, je fais aujourd’hui tout ce que je rêvais de faire depuis vingt ans », explique l’artiste notable. Dans son atelier de Tahanaoute, une bourgade à 40 km de Marrakech, où vit également l’écrivain Mohamed Nedali, la démesure s’est invitée : une sculpture en bronze de trois mètres de haut, une toile de six mètres sur deux mètres cinquante. Et, pour faire bonne mesure, un roman en gestation sur « la voix d’un mort », celle de l’un des douze jeunes kamikazes qui se sont fait exploser dans le centre-ville de Casablanca, en mai 2003.
Sujet inquiétant mais finalement en harmonie avec l’œuvre tourmentée de Binebine (Les Yeux volés, Cannibales). Car, sous un masque ô combien jovial, se cache une personnalité grave. Ses toiles en témoignent : cires et pigments sur bois, parfois réchauffés au chalumeau, sculptés au tournevis, dessinent des corps mêlés, possédés, torturés, entravés, des yeux et des oreilles bouchés. Une œuvre saisissante et presque douloureuse. « C’est une revanche contre l’inhumain », a coutume de résumer Binebine, en renonçant l’espace d’une seconde à sourire. Même si la vie peut prendre des allures de conte de fées, Mahi le sait, elle est souvent très dure. Comme le « drame shakespearien » vécu par sa famille. Car il n’y a pas que le rêve éveillé du petit frère fortuné d’Amérique. Il y a aussi Aziz, l’autre frère détenu pendant dix-huit ans dans les geôles sordides et secrètes de Tazmamart pour avoir participé à la sanglante tentative de putsch contre Hassan II au palais royal de Skhirat, en 1971. Et il y a le père. Celui qui, pendant que son fils croupissait dans l’ombre, était à la cour le confident du souverain, dont il était l’un des brillants amuseurs. Le père Binebine, récemment décédé, qui a renié et maudit publiquement son fils, Aziz le régicide. La vie ne fait pas que des cadeaux. Le talent de Mahi Binebine nous le confirme et nous aide à l’accepter.
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