Le voile se lève timidement sur le salaire des patrons

Deux patrons tunisiens ont révélé leur salaire. Sans doute une première en Afrique francophone. Pionniers ou têtes brûlées ? Voyage au coeur d’un sujet opaque : la rémunération des PDG.

Publié le 2 juin 2009 Lecture : 6 minutes.

Combien sont rémunérés les PDG africains ? D’Alger à Tunis, de Dakar à Yaoundé, les salaires des patrons se sont-ils envolés comme dans les pays industrialisés ? Sont-ils dopés à coups de stock-options, de bonus extravagants ou de parachutes dorés ? Autant de sujets tabous sur le continent. À moins d’être originaire d’Afrique du Sud (voir encadré) ou de Tunisie… Le pays vient en effet d’ouvrir une brèche dans l’un des secrets les mieux gardés.

Poussés par une nouvelle législation, deux patrons de sociétés cotées à la Bourse de Tunis ont révélé leur salaire en mai. Les articles 200 et 475, ajoutés au code des sociétés commerciales en mars, imposent désormais aux commissaires aux comptes de préciser le montant des salaires versés aux dirigeants des sociétés qu’ils auditent. « La mesure est tombée du jour au lendemain », souligne un analyste financier. Si la disposition a surpris jusque dans les salles de marchés, elle s’applique aussi aux sociétés non cotées et aux entreprises publiques régies par le code.

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Le 19 mai, lors de la présentation des résultats annuels pour 2008, le PDG du groupe Poulina (517 millions d’euros de chiffre d’affaires) a stupéfié son auditoire. À la tête d’un holding de 79 sociétés, Abdelwahab Ben Ayed, le patron emblématique du premier groupe privé du pays, a divulgué au détour d’une phrase le salaire brut annuel qu’il a perçu l’an passé : 549 515 dinars (plus de 305 696 euros au 31 décembre 2008). Soit 45 800 DT par mois. Pour la majorité des actionnaires, la rémunération du patron de Poulina est méritée à la lumière des résultats du groupe (aviculture, agroalimentaire, services industriels, céramique, emballage, immobilier), qui a dégagé un chiffre d’affaires de 929 millions de DT (+ 12,9 %) et un résultat opérationnel (Ebidta) de 114 millions de DT (+ 11,2 %). 

Cent fois le salaire moyen

Une poignée de jours plus tôt, le 6 mai, Fethi Hachicha, le PDG de la société Electrostar, prenait les devants. La société, qui réalise un chiffre d’affaires de plus de 35 millions d’euros, est l’un des distributeurs dans le pays des climatiseurs, téléviseurs et réfrigérateurs de la marque coréenne LG. Lors de la présentation du bilan 2008, le dirigeant a avoué un salaire annuel net de 62 471 DT, soit un peu plus de 5 200 DT mensuels. Soumis à la même épreuve de vérité, son directeur général adjoint a été rémunéré 3 700 DT par mois en 2008 (44 617 DT au total).

De grandes disparités salariales existent donc entre patrons. « le marché des rémunérations des dirigeants d’entreprise n’est pas très cohérent et structuré », commente Haykel Barbouch, consultant du cabinet Mercer, spécialisé dans les ressources humaines. Ce qui expliquerait qu’un Abdelwahad Ben Ayed gagnerait neuf fois plus par mois qu’un Fethi Hachicha. Et cent fois plus que le salarié moyen, qui perçoit de 400 à 450 DT par mois. Les patrons ont-ils vraiment joué la transparence ? À la tête d’un groupe coté à plus de 80 %, Abdelwahad Ben Ayed (il n’a pas souhaité répondre à nos questions) affiche un salaire assez proche de la réalité, même si son important patrimoine immobilier n’est pas pris en compte. En revanche, celui affiché par Fethi Hachicha est largement minoré. Son salaire annoncé le 6 mai est agrémenté de bonus de réalisation des objectifs, d’avantages en nature, de jetons de présence… dont le montant reste jalousement préservé. De plus, le PDG tire d’autres revenus des sociétés qu’il possède dans le sport et les médias.

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« En Tunisie, le top management des entreprises locales est rémunéré entre 10 000 et 12 000 DT par mois. Celui d’une multinationale implantée dans le pays oscille entre 12 000 et 13 000 DT. En fait, le salaire affiché par le PDG d’Electrostar correspond davantage à celui d’un directeur financier, commercial, ou des ressources humaines », ajuste un consultant tunisien en management. Et si un voile épais entoure toujours la rémunération de la plupart des chefs d’entreprise, quelques indiscrétions filtrent malgré tout et permettent d’y voir plus clair. Un patron de PME peut toucher jusqu’à 6 000 DT. Un dirigeant de société d’assurances gagne entre 5 000 et 7 000 DT. Quant au directeur général d’une banque privée, il est rémunéré 10 000 DT en moyenne. Contre 3 000 à 4 000 DT pour celui d’une banque publique. Dans le même temps, un ministre perçoit de 3000 à 5000 DT, un directeur d’administration centrale environ 1 500 et un prof de fac 2 000 DT.

Seul le PDG d’une banque privée, qui s’octroie un salaire mensuel de 30 000 DT, détonne dans le paysage salarial tunisien, malgré les excellents résultats de l’établissement qu’il dirige. Difficile pourtant de trouver des patrons outrageusement gourmands et flambeurs qui alimentent l’actualité comme en Europe et aux États-Unis. Dernière controverse en date : le rejet par les actionnaires de Shell, le 26 mai, de la proposition de rémunération jugée trop élevée des dirigeants de la compagnie. Dont celle du directeur général, Jeroen van der Veer, à 10,32 millions d’euros en 2008. Bonus et versement pour la retraite, qu’il prendra au 30 juin, compris.

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Il n’empêche. Le vent de contestation qui agite les conseils d’administration et l’opinion publique des pays industrialisés fait tache d’huile. « Depuis le mois de mars, il y a toujours un petit porteur pour poser une question sur la rémunération des dirigeants lors des assemblées générales des sociétés cotées à la Bourse de Tunis. À chaque fois, il se fait éconduire poliment », note un analyste financier. Pour l’instant. Car, avec la nouvelle obligation de transparence, les autorités veulent donner des gages aux investisseurs étrangers qui ont déserté la place depuis novembre 2008 et satisfaire les petits porteurs. « À la différence de l’Égypte ou du Maroc, les banques et les institutionnels tunisiens investissent peu sur le marché boursier. De fait, ce dernier est largement animé par les petits porteurs. La contrepartie : le marché est plus volatil, secoué de nombreuses rumeurs et dominé par des positions à court terme. À travers cette mesure, les autorités cherchent peut-être à rassurer les petits porteurs », analyse Lilia Kamoun, consultante à Tunisie Valeurs. 

Un premier bilan d’ici à juillet

Mais la greffe de la transparence peine à prendre. La moitié des cinquante et une sociétés valorisées à la Bourse de Tunis ont publié leurs résultats 2008 après l’entrée en vigueur de la nouvelle obligation. À la différence de Poulina et d’Electrostar, elles ont prétexté, sans convaincre, d’avoir arrêté leurs comptes avant l’entrée en application des nouveaux articles. Pour des observateurs de la vie des affaires, l’explication est ailleurs. La majorité des sociétés cotées à la Bourse de Tunis sont des entreprises familiales qui n’ont guère envie de jouer la transparence. « Les dirigeants des entreprises familiales s’octroient en général de généreuses rémunérations et gèrent leurs dépenses personnelles en puisant dans la caisse. Ces entreprises n’établissent pas de distinction entre propriétaire, actionnaire et dirigeant. Il y a souvent des soupçons sur la confusion des patrimoines. Alors les obliger à communiquer sur ces sujets… », explique un analyste financier.

Les deux mois à venir serviront de test. Une vingtaine d’entreprises cotées qui ont dépassé le délai légal de la fin avril pour publier leurs résultats 2008 le feront d’ici à l’été. Et non des moindres. Tunisair, les Magasins Généraux et la Société tunisienne de banque (STB), la plus grande banque publique du pays, tiendront leur assemblée générale d’ici à juillet. « La plupart d’entre elles ne divulgueront pas les salaires des dirigeants. Ce sera pareil en 2010. Depuis 2005, le Conseil du marché financier incite les sociétés à plus de transparence. Les obligations légales existent, mais il n’y a aucune sanction, alors… », assure un analyste. La preuve ? Une loi du 14 novembre 1994 (n° 94-117) sur la réorganisation du marché impose déjà aux administrateurs et aux dirigeants de publier la rémunération et les avantages en nature qu’ils perçoivent des sociétés qu’ils dirigent. Les mentalités évolueraient-elles ? « La volonté de transparence actuelle est très positive, tempère Haykel Barbouch. On constate aujourd’hui de très fortes disparités dans les rémunérations. Elles ne reposent pas toujours sur des critères objectifs et rationnels. Le fait d’annoncer la rémunération des dirigeants va accélérer la structuration des systèmes de rémunération selon les performances et les mérites de chacun. »

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