Où va l’argent du pétrole ?
Un temps contrôlées par la Banque mondiale, les recettes du brut sont désormais entièrement gérées par l’État. Une partie des fonds engrangés a ainsi permis de réarmer le pays pour faire face aux attaques rebelles. Au détriment des dépenses sociales attendues par la population ?
Il a suffi de quelques jours à Idriss Déby Itno pour neutraliser les rebelles qui ont fait incursion le 4 mai sur le territoire tchadien en provenance du Soudan. S’il a pu ne faire qu’une bouchée de ces combattants pourtant bien équipés en moyens antiaériens (missiles Sam-7, canons de 37 mm) et antichars (missiles B-10, bazookas SPG montés sur des véhicules tout-terrain), le chef de l’État le doit aux armes qu’il a acquises avec l’argent du pétrole. Défiant toutes les critiques, y compris celles qui fustigent le surarmement dans un pays où 64 % de la population vit au-dessous du seuil de pauvreté, Déby Itno confiait à Jeune Afrique, quelques jours avant le déclenchement de l’offensive rebelle : « Si c’était à refaire, je le referais. Les bonnes consciences n’ont qu’à continuer à s’indigner. Je ne peux pas garder de l’argent pour les générations futures, au risque de leur léguer un pays démembré et occupé par des factions rebelles. J’ai acheté des armes et je continue à en acheter avec l’argent du pétrole. Je n’arrêterai que le jour où j’estimerai que notre armée est suffisamment équipée pour faire correctement face aux menaces qui nous entourent. » Avant de préciser : « Il faut toutefois noter que pas même un fusil n’a été acquis clandestinement. Les dépenses de sécurité, prévues par la loi sur la gestion des revenus pétroliers, sont toutes soumises au Comité de contrôle et de surveillance des ressources pétrolières [CCSRP]. Après approbation par cet organe indépendant, composé d’émissaires de l’administration mais aussi de représentants d’ONG, de syndicats et d’organisations de défense des droits de l’homme, elles sont ensuite discutées et adoptées par l’Assemblée nationale. »
Règles draconiennes
Encadrée dès le début de l’exploitation, en 2003, par des règles définies par la Banque mondiale, la gestion du pétrole tchadien a tourné à la guerre de tranchées à la fin de l’année 2005. Soumis depuis cette période à des incursions rebelles sur son territoire et dépourvu de moyens pour y faire face, Idriss Déby Itno a engagé un bras de fer contre la Banque mondiale. Son leitmotiv ? « J’ai besoin du fonds affecté aux générations futures pour armer le Tchad, faire face aux agressions rebelles et renforcer le fonctionnement de notre administration aujourd’hui sinistrée. Une nation qui n’a pas de présent ne saurait rêver d’un futur. »
Refusant d’entendre ces arguments, l’institution financière a bloqué le compte pétrolier de l’État tchadien, logé à la Citibank, à Londres, et suspendu tous ses prêts au pays. En riposte, le pouvoir a sommé le consortium chargé d’exploiter le brut de lui verser directement ses royalties ou, à défaut, de suspendre ses activités. Non sans dénoncer « le comportement néocolonialiste et impérialiste des dirigeants » de la Banque mondiale. Intransigeant sur ce qu’il considère comme étant une question de souveraineté nationale, le numéro un tchadien a réussi à arracher les 36,2 millions de dollars que contenait le Fonds pour les générations futures.
Sorti de l’épreuve avec une perte de 124 millions de dollars de prêts et la suspension d’une annulation de dette estimée à 1,3 milliard de dollars, l’État a gagné une plus grande marge de manœuvre dans la gestion de l’or noir. Le 11 janvier 2006 a été signé un amendement à la loi de 1999 sur la gestion des revenus pétroliers. La dotation pour les générations futures est désormais versée avec les ressources pétrolières directes. Aux secteurs prioritaires qui absorbent l’essentiel des recettes, Déby Itno a ajouté l’énergie et le pétrole, mais aussi et surtout la justice, la sécurité et l’administration du territoire. Et il s’est massivement équipé pour faire face à la recrudescence des attaques, dont la plus menaçante, en février 2008, a vu les rebelles venus du Soudan arriver jusqu’aux abords du palais présidentiel de N’Djamena.
Le 10 décembre 2008, jour anniversaire de la prise du pouvoir par Idriss Déby Itno, le défilé militaire a été l’occasion d’exhiber l’impressionnant arsenal militaire acquis par les autorités. Avions MIG-24 et bombardiers Sukhoï, hélicoptères MI-8, porte-chars, chars blindés DMT, lance-roquettes BM-21 (orgues de Staline), camions Land Cruiser, pick-up équipés de bazookas… la Grande Muette a été particulièrement soignée. Et pour renforcer la combativité des troupes, les primes et les traitements des militaires ont été revalorisés. Sous la pression de la Banque mondiale, le Tchad avait pourtant accepté de soumettre à un cadre strict la gestion de ses recettes tirées des hydrocarbures. Signée le 11 janvier 1999, la loi portant gestion des revenus pétroliers prévoit d’affecter 90 % de ceux-ci à des dépenses clairement listées et les 10 % restants à « un compte d’épargne ouvert dans une institution financière internationale au profit des générations futures ». Les ressources directes sont alors soumises à une clé de répartition très claire : 80 % sont destinés aux secteurs prioritaires (santé publique et affaires sociales, enseignement, infrastructures, agriculture et élevage, ressources hydriques) et 15 % sont affectés aux dépenses de l’État, les 5 % restants revenant à la région productrice.
Fiscalité et opacité
Sans doute échaudée par les précédents exemples de gestion catastrophique de la manne pétrolière dans d’autres pays d’Afrique, la Banque mondiale, qui a financé une bonne partie des coûts d’investissement de l’oléoduc destiné à transporter le brut de Doba vers le littoral camerounais, a voulu verrouiller l’usage des pétrodollars tchadiens. D’abord, les 12,5 % de la valeur du pétrole exporté qui reviennent au Tchad sont logés dans un compte-séquestre à la Citibank. La Banque mondiale et la Banque européenne d’investissement (BEI) en déduisent automatiquement les montants affectés au remboursement des sommes avancées pour la construction de l’oléoduc.
Souveraineté financière
Pour entrer en possession du reliquat, le ministre tchadien des Finances fait des appels de fonds. Les montants qu’il sollicite sont versés non pas au Trésor public de son pays, mais sur des comptes spéciaux ouverts à la Banque des États de l’Afrique centrale (Beac). Pour pouvoir en disposer, les autorités ont l’obligation de soumettre les dossiers de financement au CCSRP. Celui-ci « a pour mission d’autoriser et de contrôler les décaissements des comptes spéciaux et l’affectation des fonds ». En 2007, sur 922 dossiers présentés, il en a rejeté 88 au motif que ceux-ci concernaient des domaines autres que les secteurs prioritaires visés par la loi. « Ce mode de gestion est un exemple unique au monde, commente Ahmat Acyl, directeur général de la Société des hydrocarbures du Tchad (SHT). Nous sommes le seul pays au monde à ne pas pouvoir faire ce que nous voulons des ressources générées par nos matières premières. »
Du côté des ONG, Youssouf Moussa, président de l’Initiative tchadienne de lutte contre la corruption et le détournement, n’est pas aussi convaincu de la fiabilité du système de contrôle : « S’il est vrai que les revenus directs issus du partage du pétrole sont connus et clairement répartis, les produits de la fiscalité indirecte, qui sont versés par les entreprises opérant dans le secteur, sont gérés dans la plus grande opacité. » Parmi ces taxes et redevances diverses figure notamment l’impôt sur les sociétés, auquel est soumis le consortium composé des américains ExxonMobil et Chevron ainsi que du malaisien Petronas. Son montant, qui atteint annuellement 60 % des bénéfices, s’est élevé en 2007 à 132,5 milliards de F CFA.
« En fait, le CCSRP n’exerce aucun contrôle sur ces rentrées fiscales, poursuit Youssouf Moussa. D’ailleurs, son président, Abdoulaye Lamana, nous a confié au cours d’une audience qu’il n’exerce de véritable surveillance que sur 110 milliards de F CFA, ce qui ne représente qu’une partie des revenus pétroliers annuels, le reste étant directement géré par le chef de l’État et son ministre des Finances. »
Au milieu des controverses, une certitude : la capitale, N’Djamena, est devenue un vaste chantier. Dans cette ville écrasée par la chaleur, circuler en voiture est dorénavant un casse-tête. Presque toutes les artères ont été défoncées afin d’être regoudronnées et les sièges des administrations sont en cours de rénovation. Dix écoles primaires et dix lycées ont été construits depuis 2008, pour un coût global de 4,8 milliards de F CFA. Dans le domaine de la santé, un hôpital d’une valeur de 13 milliards de F CFA est en train d’être bâti par l’architecte sénégalais Pierre Goudiaby, et les travaux d’un autre établissement – l’hôpital de référence – ont démarré le 17 avril. Enfin, des villas de standing sont sorties de terre à Diguel, un quartier périphérique, alors que 1 000 logements sociaux sont en cours de construction dans la capitale. Dans l’ensemble du pays, le réseau routier se densifie. Ayant hérité en 1990 de 217 kilomètres de route (dans un pays de 1,2 million de km²), Idriss Déby Itno a fait réaliser 2 000 kilomètres de voies goudronnées, alors que 6 000 autres doivent être livrés d’ici à 2011, le terme de son mandat. Enfin, les salaires des fonctionnaires ont été augmentés de 12 % à la fin de 2008.
« Ces réalisations ne sont que la partie émergée de l’iceberg, précise Youssouf Moussa. Les revenus pétroliers profitent en grande partie à une minorité au pouvoir. Sinon, comment expliquer que certains ministres, qui touchent 1,2 million de F CFA de salaire mensuel, puissent construire des châteaux dont le coût avoisine 1 milliard ? Dans de nouveaux quartiers de N’Djamena, d’importantes bâtisses appartenant à de hauts fonctionnaires poussent comme des champignons. » Comme ailleurs en Afrique, l’argent du pétrole est source de polémiques au Tchad. Devenu producteur pétrolier en juillet 2003, le pays n’est pas un gros exportateur, puisqu’il se place derrière le Nigeria, l’Angola, le Gabon, la Guinée équatoriale et le Congo. En 2007 (derniers résultats connus), la production de pétrole brut a atteint 52,4 millions de barils, soit 143 600 barils/jour.
Les Tchadiens continuent toutefois à se plaindre de la cherté de la vie. La classe moyenne ne sent pas encore l’effet de l’argent du pétrole dans son assiette de « pâte à la sauce gombo ». « Nous subissons comme tous les pays le renchérissement des prix et les conséquences de la crise mondiale, explique Ahmat Acyl. Mais d’ici à 2011, avec le démarrage de l’activité de la raffinerie que nous sommes en train de construire avec des opérateurs chinois à 30 kilomètres de N’Djamena, les coûts vont baisser. Si la sécurité se maintient, la pauvreté va peu à peu disparaître. » Les Tchadiens auront-ils la patience d’attendre ? Seule certitude : l’amélioration de leurs conditions de vie influera sur le résultat de la prochaine présidentielle, en 2011.
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