L’Afrique malade du tabac

Par Fabienne Pompey, avec Faïza Ghozali, Philippe Perdrix et Leïla Slimani

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Publié le 1 juin 2009 Lecture : 7 minutes.

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L’Afrique malade du tabac

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Abidjan, 15 mai 2009. Nouvel aéroport, climatisé, impeccablement tenu. Au bar, deux hommes sont attablés autour d’un café, en attendant d’embarquer. Les volutes de fumée de leurs cigarettes s’élèvent lentement, au-dessus de leur tête, vers l’autocollant « interdit de fumer ». Dans l’indifférence générale. Aérogare de Johannesburg, 31 décembre 2000. Les voyageurs en manque s’en grillent une en attendant leurs bagages. 1er janvier 2001, même endroit : plus un seul mégot ! Plus une cigarette, non plus, dans les lieux publics, les restaurants et les bars. En vingt-quatre heures, les Sud-Africains, pourtant gros consommateurs, ont accepté et appliqué à la lettre les nouvelles dispositions antitabac.

Ils ne sont pas nombreux les pays africains qui ont une politique aussi efficace en matière de lutte contre le tabagisme. La plupart des « bons élèves », selon les critères de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), sont en Afrique australe (voir pp. 26-27). Il faut dire qu’on ne badine pas avec la loi en Afrique du Sud. Dans un pays où la criminalité est la plus élevée au monde, il s’est trouvé immédiatement des policiers prêts à verbaliser les fumeurs récalcitrants. Moins dangereux que les malfrats… Ainsi, un jeune homme qui en grillait une quelques jours après l’entrée en vigueur de la loi dans l’enceinte du palais de justice de Johannesburg a été arrêté et… emprisonné. Le malheureux n’avait pas de quoi payer les quelques rands d’amende. C’est un fumeur compatissant, entendant son histoire à la radio, qui est allé payer sa caution. Depuis, personne ou presque n’est verbalisé, la loi étant globalement bien respectée. 

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Législations peu appliquées

C’est loin d’être le cas partout. Le Niger, cité en exemple pour avoir été le premier pays en Afrique subsaharienne à adopter une législation très complète, est aujourd’hui à la traîne. « Il n’y a aucun moyen pour imposer les nouvelles réglementations. Les pouvoirs publics n’ont pas inscrit la lutte contre le tabagisme parmi leurs priorités. Il n’en est même pas question dans le plan national de développement sanitaire », se plaint Sanoussa Saouna, président de l’association nigérienne SOS Tabagisme.

Même chose au Maroc, qui a interdit de faire de la publicité pour le tabac et de fumer dans les lieux publics, mais où la législation reste peu appliquée. Résultat, 31 % des hommes fument et 15 % des jeunes consomment du tabac, sous diverses formes, notamment la chicha et les joints de cannabis. Le narguilé, depuis longtemps populaire en Tunisie ou au Maroc, est de plus en plus prisé en Algérie, où ce mode de consommation séduit les jeunes et en particulier les filles. « C’est un produit associé à la convivialité. Or une chicha, c’est l’équivalent de 40 cigarettes », explique le professeur Hichem Aouina, pneumologue, membre de la Commission nationale tunisienne de la lutte contre le tabagisme.

Au Maghreb, la Tunisie est en pole position tabagique et traverse, en fait, la période qu’ont connue les pays avancés il y a vingt ou trente ans. Signe inquiétant, l’âge de la première cigarette. « À 13 ans, la prévalence tourne autour de 10 % », indique le professeur Aouina. La Tunisie a décrété 2009 « année nationale de lutte contre le tabagisme » : le prix des cigarettes a augmenté et l’interdiction de fumer dans les lieux publics, promulguée il y a plus de dix ans, est enfin appliquée. Pas moins de 7 000 procès-verbaux ont été établis depuis le début de l’année.

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Rien à voir avec le Maroc et l’Algérie. « Le seul endroit où la clope est interdite en Algérie, c’est l’avion », ironise un fumeur algérien. Les lois ont pour la plupart été adoptées, mais en général ne sont pas respectées. Il n’est pas rare de voir encore des médecins en blouse blanche circuler dans les couloirs d’hôpitaux cigarette aux lèvres. Le professeur Hamid Cherif planche avec un groupe d’experts sur un programme national de lutte. « Il faut une véritable volonté politique. Si le gouvernement ne s’implique pas, ce sera un gâchis », pronostique-t-il.

Le problème est un peu le même partout. Les États africains ont dans leur grande majorité adhéré à la convention cadre pour la lutte antitabac de l’OMS, mais sa mise en œuvre et son application traînent. « Nous n’aurons pas de véritables politiques nationales tant que les bailleurs de fonds n’apporteront pas de l’argent. Exemple avec le sida : les pouvoirs publics ont commencé à s’y intéresser quand l’aide internationale est arrivée », estime Sanoussa Saouna.

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Certains gouvernements affichent tout de même une certaine volonté. Le Nigeria (418 000 dollars par an), le Ghana (257 000 dollars), l’Afrique du Sud (221 000 dollars) et le Tchad (100 000 dollars) sont ceux qui y consacrent les sommes les plus importantes, selon une étude. Le Sénégal emploie 8 personnes, la Côte d’Ivoire 6 et le Nigeria 58, pour des résultats finalement assez médiocres, si l’on en croit l’OMS.

Cette déplorable frilosité peut aussi s’expliquer par la manne financière que les États récupèrent à travers la fiscalité. Les pays à bas revenus qui ont transmis des données à l’OMS perçoivent en moyenne grâce à la cigarette 7 dollars par habitant et dépensent moins d’un dixième de cent par personne pour la lutte antitabac. Dans le monde, les taxes sur le tabac représentent quelque 200 milliards de dollars par an. En Algérie, par exemple, la Société nationale des tabacs et allumettes est le deuxième contributeur du pays. Pas facile non plus de lutter contre les puissants et fortunés cigarettiers. Au Niger, SOS Tabagisme en est à son deuxième procès. L’ONG a gagné le premier en 2002 contre Imperial Tobacco. Sous le couvert d’un concert de l’artiste ivoirien Alpha Blondy, cette société avait assuré la promotion de l’une de ses marques. Après une victoire en référé, une procédure d’urgence, toute la campagne de promotion a été stoppée. 

Publicité sournoise

Cette année, l’association s’en prend aux trois grands : Philip Morris, British American Tobacco et Imperial Tobacco pour non-respect des lois antitabac, en particulier celles interdisant la promotion. « Ils continuent à faire de la publicité mais de façon sournoise. Et s’ils font quelques efforts dans les villes, rien n’a changé dans les zones rurales », assure Saouna. Pour ce nouveau procès, l’ONG a obtenu l’aide de la fondation américaine Bloomberg, qui finance les honoraires de l’avocat en charge du dossier. « C’est déjà pas mal, mais ce n’est pas grand-chose par rapport à nos adversaires, qui ont les moyens de se payer les meilleurs cabinets du pays », commente l’activiste nigérien.

Si l’OMS a récolté le plus de données possible, il est encore difficile d’évaluer l’impact des politiques de sensibilisation. « Les choses changent malgré tout », estime le docteur Patrick Musavuli, membre du conseil d’administration de l’Alliance pour le contrôle du tabac en Afrique et président de l’Association congolaise contre le tabagisme. « Les jeunes sont mieux informés des dangers liés à cette addiction, ajoute-t-il. Il faut cependant regretter qu’aucun accompagnement au sevrage ne soit soutenu par les pouvoirs publics. »

Dans la plupart des pays africains, les patchs et autres formes de substituts nicotiniques ne sont disponibles que dans quelques points de vente et, de toute façon, hors de portée de la plupart des porte-monnaie. En Côte d’Ivoire, par exemple, le premier prix d’un paquet de cigarettes est de 700 F CFA, alors que la boîte de 36 gommes à mâcher à la nicotine coûte 4 000 F CFA. Aucune compagnie d’assurance-maladie ne prend en charge les frais de sevrage. En Tunisie, un traitement au Champix, un antidépresseur réputé pour faciliter le sevrage, coûte 125 dinars (66 euros) par mois, la moitié d’un smic.

Pas étonnant dans ces conditions que les fumeurs les plus réguliers se trouvent parmi les populations les plus pauvres. En Algérie, le professeur Hamdi Cherif a même noté un retour de la chemma, le tabac à chiquer. En Afrique australe, le tabac à priser connaît un franc succès. La consommation, sous toutes ses formes, n’est nulle part aussi aisée que sur le continent africain. À toute heure, dans quasiment tous les quartiers des grandes villes, mais aussi dans les villages les plus reculés, un « tablier » (vendeur ambulant) travaille ou une boutique est ouverte. Dans certains pays, comme l’Afrique du Sud, des restaurants et des bars, même non-fumeurs, ont encore des distributeurs automatiques. Vendue à l’unité, au « bâton » ou à la « tige », pour quelques centimes, la « clope » est le produit le mieux distribué. Plus facile à trouver qu’un comprimé de Nivaquine. 

Cancers en hausse

« Lorsque j’étais pneumologue à N’Djamena, j’avais, en 1989, un cas de cancer du poumon tous les deux mois ; en 1999, nous en étions déjà à quatre à cinq cas par mois », se souvient le docteur Jean-Pierre Baptiste, aujourd’hui en charge du programme régional de lutte contre le tabagisme à l’OMS. Même tendance en Tunisie, où, selon Wilded Ben Ayoub, le cancer du poumon arrive en tête des cancers chez les hommes. « Et d’ici à 2024, il y en aura quasiment quatre fois plus qu’aujourd’hui », prévoit cette tabacologue qui tient une consultation gratuite à l’institut Salah Azaïz de Tunis. De moins bonne qualité, les cigarettes vendues en Afrique ont souvent une plus forte teneur en nicotine et en goudron. Elles sont donc plus addictives et plus dangereuses, selon l’OMS. Pas de quoi être optimiste. « Il faut agir maintenant pour ne pas atteindre les niveaux de consommation des pays du Nord, avertit Jean-Pierre Baptiste. L’Afrique n’est qu’au début de l’épidémie. »

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