Les soins, un marché vitaminé
Avec 100 000 patients étrangers accueillis en 2008, la Tunisie arrive loin devant l’Europe de l’Est, le Maroc ou la Turquie. Le secteur représente déjà près de 5 % des exportations de services du pays et 25 % du chiffre d’affaires des cliniques.
La Tunisie à l
Des praticiens nombreux et bien formés, des hôpitaux et cliniques qui n’ont, pour la plupart, rien à envier à ceux des pays européens, des prestations particulièrement compétitives, dans des domaines comme la chirurgie esthétique mais aussi dans le traitement de certaines pathologies lourdes, en matière de chirurgie cardiaque ou encore d’ophtalmologie… la Tunisie prend conscience de ses atouts et veut devenir une destination phare du « tourisme médical ».
La clientèle étrangère contribue déjà pour 24,1 % au chiffre d’affaires des établissements privés, qui s’est élevé à 320 millions de dinars (178 millions d’euros) l’an dernier. Une étude de l’Agence française de développement (AFD) estime à environ 4 % la part du médical dans les exportations tunisiennes de services. Et ce n’est sans doute qu’un début. Car à la clientèle de proximité, essentiellement libyenne et algérienne, s’ajoutent désormais des patients venus d’Afrique subsaharienne, et même d’Europe occidentale. Quelques établissements, les plus réputés, réalisent l’essentiel des interventions : les cliniques El Amen de Tunis, de Mutuelleville et de La Marsa, la clinique de La Soukra, les cliniques Saint-Augustin, Taoufik, El Menzah, Avicenne et El Manar, à Tunis (ces deux dernières travaillant essentiellement avec le marché libyen), et enfin la clinique Alyssa, dans le quartier du Lac.
Les cliniques sauvées par la clientèle lybienne
Aujourd’hui au nombre de 117, les cliniques privées tunisiennes ont poussé comme des champignons depuis 1988, date de la suppression du régime du plein-temps aménagé, qui autorisait les médecins du public à réaliser des consultations privées à l’hôpital. Une législation incitative, entrée en vigueur au début des années 1990, a dopé l’investissement dans le secteur.
Principalement tournées vers la clientèle tunisienne, les cliniques se sont vite retrouvées en surcapacité et n’ont d’abord dû leur salut qu’à l’afflux de patients libyens. Ces derniers, habitués à se faire soigner à Malte, en Italie ou au Royaume-Uni, mais empêchés de voyager par l’embargo onusien décidé après les attentats de Lockerbie, en 1988, et du DC-10 d’UTA, en 1989, se sont massivement tournés vers la Tunisie voisine.
« Le flux de malades libyens et algériens a été spontané et reste peu organisé », explique le Dr Sami Kallel, chirurgien orthopédiste formé à Louvain, en Belgique, et aux États-Unis, et directeur d’Apollo HCA, une agence spécialisée dans l’accueil et la prise en charge de patients étrangers, principalement africains. « Il s’agit avant tout de personnes venant en voiture, avec leurs proches, se logeant par leurs propres moyens et qui sont venues vers nous grâce au bouche à oreille, précise le Dr Kallel. Les clientèles européenne et africaine, elles, disposent de moins de relais en Tunisie. Elles ont besoin d’être encadrées, rassurées, et veulent traiter avec des intermédiaires professionnels qui leur garantissent une prise en charge optimale, les meilleurs choix médicaux et les déchargent des contingences logistiques.
Trois segments de marché
Aujourd’hui, la clientèle étrangère des cliniques tunisiennes correspond à trois segments de marché bien distincts. Le premier est celui des évacuations sanitaires : il s’agit de malades en quête de soins lourds que leur propre pays ne peut assurer, par exemple en cardiologie, en traumatologie, en oncologie (traitement du cancer)… Dans leur grande majorité, les malades sont pris en charge par des organismes de prévoyance de leur pays ou par les mutuelles de très grandes entreprises. Cette clientèle est aujourd’hui presque exclusivement africaine. C’est aussi la plus rémunératrice : la dépense moyenne par patient dépasse fréquemment la dizaine de milliers de dinars, contre deux à trois mille en moyenne pour la chirurgie esthétique.
Le deuxième segment du marché correspond à proprement parler au concept de tourisme de santé, combinant l’offre balnéaire traditionnelle avec des soins ou examens relativement simples : dialyse, pose de prothèses dentaires, bilan ou thalassothérapie. De création plus récente, le troisième type de marché concerne la chirurgie plastique et esthétique, ainsi que toutes les interventions chirurgicales dites d’agrément, non prises en charge par les caisses de sécurité sociale. C’est ce créneau qui séduit le plus la clientèle européenne, avec un flux de 5 000 patients en 2008, en augmentation de 20 % par rapport à 2007.
« Le tourisme médical est une industrie jeune, qui représente déjà plusieurs milliards de dollars de revenus à l’échelle internationale et qui est promise à un essor majeur, observe Amor Dehissy, gérant de Estetika Tour et porte-parole de la Fédération tunisienne des agences de voyages. Lentement mais sûrement, le marché de la santé se mondialise. Beaucoup de pays de la rive sud de la Méditerranée disposent maintenant de bons médecins – le Maroc, l’Égypte, la Jordanie, la Turquie par exemple. La Tunisie est à deux heures de vol des principaux pays émetteurs de touristes, elle possède l’infrastructure et les compétences nécessaires pour tirer son épingle du jeu, mais le secteur doit impérativement se professionnaliser et se mettre aux normes. La différence va se faire au niveau des détails. L’accueil, notamment. » Amor Dehissy s’est lui-même lancé dans l’aventure fin 2004 en mettant sur pied son agence, qui a réalisé un chiffre d’affaires de 2 millions de dinars (1,1 million d’euros) l’an dernier. Il trouve sa clientèle grâce à son site Internet, propose des devis gratuits en fonction du type d’intervention envisagé et, surtout, observe une transparence des plus rigoureuses : le client sait d’avance ce qu’il va payer, la prestation « all inclusive » comprenant l’accueil à l’aéroport, le transfert, l’hébergement en clinique, puis à l’hôtel pour la convalescence, ainsi que les honoraires du chirurgien plasticien. Estetika fait appel à une équipe de chirurgiens triés sur le volet, comme les docteurs Moncef Guiga, Mondher Ellouze, Mehdi Chennoufi ou Emna Azzouz, considérés parmi les plus compétents du pays.
De 30 % à 50 % moins cher qu’en Europe
« Une plastie mammaire ou une liposuccion réalisées en Tunisie reviennent 30 % à 50 % moins cher qu’en Europe, poursuit Dehissy. Mais si la compétitivité-prix est notre produit d’appel, il est clair que le client a besoin d’être rassuré et de savoir qu’il est à l’abri des mauvaises surprises, tant au niveau des honoraires, des conditions d’accueil que du suivi. En France, où les chirurgiens sont vent debout contre la “concurrence déloyale” des praticiens tunisiens [voir pp. 76-78], tout est fait pour dissuader les patientes de venir se faire opérer en Tunisie. Nous sommes attendus au tournant et nous ne devons donc surtout pas prêter le flanc à la critique. »
Les médias français, qui ont largement couvert, et même surcouvert, le développement de la chirurgie esthétique en Tunisie, ont joué un rôle ambigu, pour ne pas dire paradoxal, dans cette affaire. C’est Le Droit de savoir, une émission diffusée fin 2004 sur TF1, qui a placé la destination sous les feux des projecteurs. Houssem Ben Azouz s’en souvient parfaitement… Agent de voyages, alors spécialisé dans le tourisme d’aventure, il était aux premières loges puisque l’un des interviewés était Tahar Djemal, le chirurgien qui avait opéré sa femme quelques mois auparavant d’un cancer du sein. « L’émission a fait un carton. Dès le lendemain, l’Office du tourisme et les standards des cliniques ont été submergés d’appels, explique Houssem Ben Azouz. Il y a eu plus de 500 demandes de renseignements. Personne n’y était préparé et, au final, nos établissements de soins ont été incapables de capter un seul de ces patients potentiels. En en discutant avec le Dr Djemal, j’ai compris qu’il manquait un chaînon entre l’offre et la demande. L’idée était de décharger les médecins et les cliniques de tout le volet extramédical. » S’inspirant du concept Surge & Safari, développé par la Sud-Africaine Lorène Melville, il crée Cosmetica Travel, aujourd’hui l’une des premières agences dans ce domaine en Tunisie. Elle propose des packs comprenant séjour, intervention et convalescence, dans des conditions d’hébergement cinq étoiles et à des tarifs compétitifs. « L’esthétique est une chirurgie de surface, les patients récupèrent bien et, même s’ils doivent être surveillés, ils aiment agrémenter leur convalescence d’excursions », ajoute le patron de Cosmetica Travel, aujourd’hui leader sur le marché britannique et en bonne position en France.
Après la diffusion des premiers reportages, très positifs à l’endroit des praticiens tunisiens, la riposte du lobby médical français s’est organisée et les pouvoirs publics de l’Hexagone ont adopté un décret interdisant aux agences de voyages et aux tour-opérateurs français de commercialiser des packs de tourisme médical. Paradoxalement, cette décision a fait le bonheur de l’industrie tunisienne.
Nouveaux débouchés sur le continent
En effet, si la clientèle européenne est excellente pour l’image et la réputation de la médecine tunisienne, c’est du côté de l’Afrique que le potentiel de croissance est le plus important. Or le durcissement des règles d’entrée et de séjour des étrangers en France – avec la loi engagée par Nicolas Sarkozy en 2006 alors qu’il était ministre de l’Intérieur – mais aussi les coûts devenus prohibitifs des examens et des interventions ont entraîné le tarissement des évacuations sanitaires de patients africains vers la France. La Tunisie, qui bénéficie d’une qualité de soins désormais sensiblement équivalente dans plusieurs disciplines de pointe, dispose des infrastructures et plateaux techniques adaptés, d’une bonne desserte aérienne (notamment depuis la création, par Tunisair, de lignes entre Tunis et les grandes capitales d’Afrique de l’Ouest), ainsi que d’une proximité culturelle évidente, a su se positionner comme une alternative plus que crédible.
Comme ce fut le cas pour les marchés libyen et algérien, les flux de clientèle dans ce domaine se sont d’abord créés spontanément, grâce au bouche à oreille. Mais, très vite, le besoin de professionnaliser la prestation s’est fait sentir. C’est pour y répondre que le Dr Sami Kallel a créé sa structure, Apollo HCA. L’idée, en gestation depuis 2000, s’est concrétisée en 2005. « Apollo HCA est une réponse aux difficultés rencontrées par les étrangers débarquant en Tunisie pour des soins, explique le Dr Kallel. Il n’est pas évident de choisir : une clinique peut jouir d’une excellente réputation, posséder un plateau technique dernier cri, mais ne pas être en mesure de pratiquer telle ou telle intervention relativement simple. Chacune a ses spécificités, ses particularités. Il en va de même pour les médecins, et seuls les gens de la profession peuvent se faire une idée juste des forces et faiblesses des uns et des autres. Notre rôle consiste donc à orienter les malades vers les meilleurs praticiens et vers les établissements les plus adaptés à leurs pathologies. En outre, nous nous chargeons du travail de coordination médicale et de supervision pendant toute la durée de l’hospitalisation et du séjour en Tunisie. Apollo HCA est en quelque sorte un hôpital virtuel… »
Inspiré des modèles en vigueur aux États-Unis et au Canada, ce concept original a séduit au Mali, au Bénin, au Sénégal, en Côte d’Ivoire et en Mauritanie, pays où la société du Dr Kallel a conclu des conventions avec des caisses d’assurance maladie et des mutuelles. La facturation est transparente et indépendante de la pathologie : les frais de dossiers reviennent à 200 euros, et le séjour est calculé sur une base de 50 dinars (27 euros) par jour, ce qui correspond au prix d’une consultation chez un spécialiste. Le recours aux services d’Apollo HCA permet en moyenne d’économiser entre 20 % et 30 % sur la facture finale et, surtout, d’optimiser la dépense et d’assurer au patient le meilleur soin dans les meilleurs délais, en évitant les mauvaises surprises. Il serait d’ailleurs théoriquement possible d’étendre l’expérience à d’autres segments de clientèle, notamment les Maghrébins et les nationaux. Une telle démarche risquerait néanmoins d’attiser les jalousies et de bousculer des habitudes très ancrées. « Les mentalités ne sont sans doute pas préparées à une telle révolution », concède le Dr Kallel.
Le Smedi, acronyme du Service médical international, fondé en 2007 par quatre associés – dont un médecin –, qui avaient tous travaillé en étroite relation avec l’Afrique subsaharienne, intervient sur un créneau assez proche de celui d’Apollo HCA. Spécialisé dans l’évacuation sanitaire, le Smedi possède même une antenne à N’Djamena, au Tchad. « Nous avons accueilli 600 patients l’an dernier et notre business plan table sur environ 900 évacuations cette année », explique Ghazi Mejbri, directeur général de cette structure d’une dizaine de personnes. Le Smedi possède en outre un petit parc de villas, d’une capacité de 27 lits, pour la convalescence. Une solution plus conviviale, souvent préférée à un long séjour dans une structure hôtelière.
En plein développement, l’exportation de services de santé constitue une source de devises non négligeable pour la Tunisie, mais ses retombées ne s’arrêtent pas là. « En venant se faire soigner chez nous, souligne Ghazi Mejbri, les patients étrangers et leurs médecins traitants découvrent nos médicaments génériques, ce qui peut constituer un débouché supplémentaire pour notre industrie pharmaceutique. » Plus globalement, le secteur de la santé appelant plus de rigueur et de contrôle que tout autre, la qualité reconnue des formations, des soins, des infrastructures, des équipements et des produits médicaux constitue un label de taille pour l’image de marque de la Tunisie, sur le continent comme à l’international.
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