Antoine Heerah

Arrivé en France à l’âge de 8 ans, ce Mauricien a trouvé son salut dans la cuisine. Détenteur d’une étoile au Michelin, il épice la gastronomie hexagonale.

NICOLAS-MICHEL_2024

Publié le 26 mai 2009 Lecture : 5 minutes.

Première bouchée : les embruns fouettent le palais, l’iode inonde les papilles, un vent de terre aux effluves d’agrumes pousse vers la haute mer. Déguster une « huître en gelée d’eau de mer et citron vert » au Chamarré, le nouveau restaurant d’Antoine Heerah à Paris, c’est embarquer pour un voyage océanique au long cours, du flanc des îles volcaniques aux lagons dentelés d’écume. Lire la carte suffit pour larguer les amarres : « coquillages chauds au beurre blanc et poudre de Neptune », « trilogie de poulpe : vindaye, carpaccio et tempura », « dos de cabillaud vapeur, risotto de lentilles corail et champignons »…

Le vrai maître du navire, les marins le savent, c’est le coq. Physique de lutteur, bouche gourmande et yeux rieurs, Antoine Heerah ne cache pas son goût des vagues. « Le printemps venant, j’ai besoin d’alizés. Les saveurs marines et tout ce qui gravite autour du sel sont pour moi essentiels. J’y ajoute une dimension volcanique : la canne m’est vitale. » La canne à sucre, celle qui donne le rhum, celle qui couvre de vert l’île Maurice où il est né, à Rose Hill, en 1966.

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Il suffit parfois d’une saveur pour que rejaillisse le souvenir d’un lieu. La cuisine métisse d’Antoine Heerah joue de ce pouvoir. « Ce qui me captive, c’est l’énergie que je peux développer pour retourner vers Maurice », confie-t-il. Son pays natal, il ne l’a connu que durant les huit premières années de sa vie. Il se souvient de la douceur des réunions familiales, au bord de l’eau. Fils d’un père indo-africain et d’une mère créole, il n’a pas eu le temps de devenir un « vrai » Mauricien. En 1974, sans avoir suffisamment préparé leur émigration, ses parents se sont installés en France. « Lorsque nous sommes arrivés ici, ils nous ont presque convaincus d’oublier Maurice », explique-t-il. Avant d’atténuer : « Mais quand mon père cuisinait mauricien, on avait l’impression de retrouver ce qu’on avait perdu. »

Même si Antoine Heerah les raconte sans pathos, ses premières années françaises vont être d’une rare violence. À peine arrivés dans la région parisienne, ses parents se séparent et ne peuvent plus assumer son éducation. Dès 1975, il est placé avec frères et sœurs à la Direction des affaires sanitaires et sociales (DASS). Pendant quatre ans, jusqu’à ce que sa mère se remarie avec « un Breton ». « Je suis alors en échec scolaire. Je ne me cherche même pas : je suis hors projet », avoue-t-il. Pour autant, pas question de faire pleurer dans les chaumières : « Oui, on passe à côté de sa jeunesse, mais on est vivant, on est pris en charge, on a des éducateurs… Il y avait des gamins dans des situations bien plus graves. Comme mes frères et sœurs, je m’en suis sorti. Il vaut mieux être à la DASS que crever. »

À 15 ans, il a le choix entre cuisine et mécanique. Au pif, il opte pour les fourneaux. « La cuisine me parlait, j’étais gourmand. » Ses yeux, son large sourire et son embonpoint signalent que c’est toujours le cas. Nouveau déracinement : il est « parachuté » en Corrèze, à Eygurande-Merlines.

Le cursus est classique : BEP, CAP, bac pro, BTS. Sans grandes difficultés et sans passion excessive. « Je me disais : ce n’est pas ton univers, c’est super-traditionaliste, même pas tu y penses. » Mais « comme j’étais l’un des majors de ma formation, une prof m’a choisi pour représenter l’école à un concours de l’École supérieure de cuisine française Grégoire-Ferrandi (ESCF). J’ai fini bon dernier, mais ça a suscité ma curiosité. » En 1988, l’ESCF lui ouvre ses portes. Désormais, la cuisine n’est plus un pis-aller, c’est une vocation, une manière de renouer avec ce que l’on est.

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Sorti de l’école, Antoine Heerah passe un an et demi au sein de l’entreprise de restauration Sodexo. L’expérience est, d’une certaine manière, concluante : « J’ai tout de suite su que je ne pourrais pas m’endoctriner dans des entreprises de ce genre ! » Après quelques vagues projets « sous les ordres de personnes qui, quand elles n’étaient pas racistes, étaient carriéristes », il décide de devenir son propre patron. Avancer, prendre des risques. « Je trouve que la vie en Europe est plus trépidante, plus fascinante, plus engagée, dit-il. En tant que créole, c’est difficile de sortir du lot à Maurice. »

Sa première entreprise sera un petit traiteur installé dans le Val-d’Oise. Formule à 50 francs, mariages, spécialités mauriciennes. À l’époque, il vit avec « une Bourguignonne ». C’est elle qui, en 1994, lui propose de retourner à Maurice. « Ce fut une grosse déception. Je n’étais plus mauricien, je l’ai bien senti. J’ai renoué, mais cela a été douloureux. » Un mois de voyage débouche sur quatre mois de dépression, une cessation d’activité et une remise en question totale.

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1996, Antoine Heerah a 30 ans, l’heure des premiers bilans. Il décide de parfaire sa formation chez un grand cuisinier. Ce sera Alain Passard, le chef d’orchestre de L’Arpège, restaurant parisien trois étoiles au Guide Michelin. L’expérience est une révélation, même si Heerah découvre aussi un univers sans pitié, élitiste, où la compétition anime « des jeunes aux dents longues qui veulent obtenir des postes ». Après huit mois de stage, il quitte L’Arpège épuisé et enrichi par « la passion d’un grand chef ». Il prend peu après les rênes du restaurant du golf d’Ozoir-la-Ferrière, pour trois ans.

Quand son contrat arrive à échéance, il est prêt. Enfin lui-même. En avril 2002, il ouvre Le Chamarré, dans le 7e arrondissement de Paris, avec Chantal, son épouse, et Jérôme Bodreau, rencontré chez Passard. En 2003, il décroche sa première étoile, obtient un 16/20 au Gault & Millau et signe un contrat avec Air Mauritius pour « améliorer la cuisine embarquée ». Mais en homme d’affaires avisé, Heerah sait que, pour conduire son navire plus près de l’horizon, il va lui falloir de l’argent. En 2006, son banquier accepte de le suivre quand il décide de reprendre le bail commercial d’un monstre sacré, Le Moulin de la Galette, à Paris. Seulement, il faut lâcher du lest. Le Chamarré est mis entre parenthèses… pour ressusciter fin 2008 sur les pentes de Montmartre. L’objectif ? Récupérer la première étoile et obtenir la seconde. Avec cette cuisine bariolée qu’Heerah défend dans un milieu plutôt conservateur. « Si la cuisine s’émancipait, elle pourrait avoir ces colorations-là. Pour l’instant, elle n’existe que dans une dimension folklorique, dégradante. Il y a ainsi une véritable ghettoïsation du patrimoine créole… »

Fédérateur sans être consensuel, parfois destructeur, passionné dès qu’il s’agit d’évoquer le vin – surtout le bourgogne – ou les épices, Heerah refuse le « bouger fixe », comme on dit à Maurice. « Ce qui tue, affirme-t-il, c’est l’inaction. » Son frère Roger, cuisinier lui aussi, confirme : « C’est un bosseur. Il est super-exigeant avec les autres. Il ne s’arrête jamais. Il veut toujours faire mieux. » Pour lui et pour les autres. « Il est très à l’écoute, il y a un véritable échange, explique Cédric Bernard, le chef exécutif du Chamarré. Il peut se montrer très généreux dans l’assiette et envers les gens qu’il aime bien. Comme je suis aussi celui qui compte, je suis parfois obligé de le recadrer. »

Dernière bouchée : Savarin punché au rhum arrangé, glace au riz au lait basmati. Éruption de saveurs. Mais quelle est donc cette terre qui surgit à l’horizon ? L’Europe ? L’Asie ? Une île perdue dans l’océan Indien ?

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