Les « Jeunes Turcs » du PJD
Mis en orbite par le congrès d’avril 2004, les quadras du Parti de la justice et du développement entendent aujourd’hui accroître leur influence au sein des instances dirigeantes du mouvement islamiste.
Sur la pile de documents entassés à même le bureau du directeur de publication d’Attajdid, un vieux numéro. L’édito de la une soutient que la Moudawana (code de la famille) ne doit pas servir simplement à faire plaisir à l’Occident mais doit apporter des évolutions majeures pour les Marocaines. « Il faut accompagner les textes de réformes structurelles en matière de divorce, d’exploitation sexuelle des mineurs, de violences, des enfants de parents divorcés, du statut des célibataires… Mais le gouvernement ne réalise pas ce travail de fond », s’irrite Mustapha Khalfi, qui dirige le quotidien proche du Parti de la justice et du développement (PJD).
À 41 ans, ce politologue spécialiste de la littérature anglo-saxonne sur l’islam est une figure montante de la formation islamiste. « Je fais partie des Jeunes Turcs [en référence au parti réformateur ottoman né en 1889, NDLR], comme a prétendu votre journal », dit l’intéressé en souriant. Style novateur, barbe fine, peu de références aux préceptes religieux, il incarne, avec Abdelaziz Rebbah, l’ancien responsable de la jeunesse, ou encore la psychologue Bassima Hakkaoui, la montée en puissance des quadras ayant suivi un enseignement moderne, souvent complété par une formation ou une expérience dans les pays occidentaux. Cette nouvelle génération sans complexe, qui n’a pas participé aux affrontements violents entre membres de la Chabiba Islamiya et étudiants gauchistes dans les années 1970, a favorisé, à la surprise générale, le départ du secrétaire général Saad Eddine Othmani, lors du dernier Congrès de la formation, en juillet 2008, pour porter au pouvoir Abdelilah Benkirane. « Othmani était trop consensuel. Du coup, la ligne idéologique manquait de clarté. Il avait aussi du mal à gérer son équipe, à déléguer les tâches et les responsabilités. Même si Benkirane appartient à l’ancienne génération, on travaille plus facilement avec lui », explique un cadre du PJD.
Si les quadras n’ont peut-être pas encore le poids nécessaire pour imposer leur propre candidat, ils comptent bien accroître leur influence au sein des instances dirigeantes du parti et peser davantage dans les débats de société. « On utilise la tribune du Parlement pour exprimer nos idées », explique le Dr Najib Boulif, 45 ans, député de Tanger, réputé pour ses compétences en matière d’économie. Les débats sur l’omerta qui entoure les sociétés publiques, c’est eux ; les rudes interpellations sur le budget de l’État, c’est encore eux ; les propositions – étonnantes pour une formation islamiste – sur l’avortement, c’est toujours eux. Travailleurs, la tête bien faite, pieux musulmans, ils profitent de l’inertie des cadres des autres partis, trop absorbés par leurs querelles, pour occuper le devant de la scène. À chaque fois, la même méthode : engager un débat démocratique abondamment relayé dans les médias nationaux. « Il faut discuter avec toutes les composantes de la société : les partis, le gouvernement, la société civile, les oulémas… Il n’y a qu’ainsi que nous parvenons à des solutions acceptées par tous », soutient un autre quadra, Mohamed Amahjour, directeur central du parti de 2004 à 2007.
Objectif 2012
La nouvelle génération du PJD a émergé lors du Ve congrès du parti, en avril 2004. En situation délicate après les attentats de Casablanca de mai 2003, les dirigeants de la formation islamiste éprouvent le besoin de rassurer l’opinion et le palais. Le Dr Abdelkrim Khatib, leader historique (disparu en septembre 2008) et ancien secrétaire général du parti, s’efface alors pour permettre l’élection de Saad Eddine Othmani, un quinquagénaire modéré, au détriment des leaders de l’aile dure du parti, Mustapha Ramid et Ahmed Raïssouni. Lors du vote, 90 % des congressistes avaient moins de 50 ans. Abdelaziz Rebbah, 37 ans, est l’un des grands artisans du rajeunissement des cadres. Élu en 2002 secrétaire général de la jeunesse, cet ingénieur en informatique issu d’une famille paysanne de Sidi Kacem et qui a étudié au Canada n’a cessé de dynamiser le mouvement et de recruter dans toutes les provinces pour étendre l’influence du parti bien au-delà de ses bases citadines. « C’est aujourd’hui l’une des organisations les plus dynamiques avec près de 200 sections comptant 50 personnes en moyenne », se réjouit Rebbah, qui, à son tour, a passé la main à Mustapha Baba, son ancien adjoint, élu lors du congrès de la jeunesse à Bouznika, en avril dernier. Caravanes de sensibilisation, retraites de réflexion, sessions de formation idéologique, le mouvement des jeunes est aujourd’hui bien rodé. Et la troisième génération, les 25-40 ans, pointe déjà son nez avec une forte représentation de femmes. Rebbah, lui, est chargé aujourd’hui de structurer les organisations parallèles (médecins, avocats, agriculteurs, commerçants…) et assure l’encadrement politique des sympathisants. Cet ancien conseiller de Driss Jettou, l’ex-Premier ministre, et ses petits camarades ne manquent pas d’ambitions. « Nous espérons accéder aux responsabilités en 2012 [année des élections législatives, NDLR]. Tous les pays à référentiel islamique modéré comme l’Égypte, la Turquie, l’Indonésie ou encore la Jordanie ont eu de bons résultats », plaide le député de Kenitra.
Si les femmes quadras du PJD n’affichent pas publiquement le même appétit, elles souhaitent peser davantage au sein des instances du parti, qui leur réserve dorénavant 20 % des postes de direction. Leur figure de proue est la députée Bassima Hakkaoui, 48 ans. Titulaire d’un DESS de psychologie sociale, elle travaille au Centre de formation des enseignants, à Casablanca. Elle dénonce régulièrement les dérives morales de la société marocaine : pédophilie, proxénétisme et prostitution… « Nous ne voulons pas devenir une autre Thaïlande », se justifie-t-elle. Autre personnalité de la formation, la députée Jamila El Mossali, 49 ans, une figure du militantisme associatif qui prépare actuellement un doctorat sur le thème des mouvements féminins au Maroc. Très impliquée dans l’action sociale, elle participe au recrutement de ses congénères et préside la Commission nationale [du parti] de la femme et de la famille. Sur la délicate question du recours à l’avortement, elle préfère parler de prévention et de sensibilisation, quand certains de ses collègues masculins du PJD osent des positions plus hardies en envisageant l’interruption de grossesse (avant le 42e jour de grossesse en cas de besoin – « al-haja » – et après le 42e jour en cas de nécessité – « ad-daroura »).
« Il ne faut pas tomber dans le piège de leur discours, explique un ministre istiqlalien. Les quadras ont les mêmes idées liberticides que leurs aînés, même si leurs propos sont plus soft, particulièrement à l’intention des étrangers. » Et de rappeler la proximité des Jeunes Turcs avec le Mouvement unicité et réforme (MUR), régulièrement « accusé » d’être le think-tank de la propagande islamiste. « Nous avons quitté le bureau exécutif du MUR. Nous ne sommes pas là pour imposer le voile islamique ou interdire l’alcool », répond, agacé, Khalfi.
Le poids du makhzen
Les quadras du PJD ont en tout cas entrepris une vaste opération de séduction à destination des pays occidentaux. « Notre conquête du pouvoir passe par un relais de nos messages à l’étranger, explique Khalfi. Une partie de la politique marocaine est influencée par Washington, Madrid et Paris. » Ce qui explique la promotion dans l’appareil des polyglottes au détriment des arabophones. Une réflexion est d’ailleurs en cours pour lancer une version d’Attajdid en français. Autre relais : les Marocains résidant à l’étranger (MRE). Le PJD a accueilli en son sein des cadres comme Nezha El Ouafi, parlementaire, qui réside en Italie, ou encore Mohammed Amahjour, ancien universitaire belge : « J’étudiais l’histoire des civilisations de l’islam à l’université de Bruxelles, quand Abdelaziz Rebbah m’a proposé de rencontrer le secrétaire général pour prendre le poste de directeur central. »
Depuis 2004, les quadras sont impliqués dans la structuration du parti au niveau national et local autour de cinq pôles (production des idées et des projets politiques, formation des militants, encadrement de la population, gestion de la chose publique, information et communication). Une des priorités est d’implanter le parti dans les campagnes. « Cela est difficile, car le poids du makhzen avec ses élites et son système de notariat nous rend la tâche plus difficile qu’en ville. Un makhzen que les Jeunes Turcs voient aussi dans l’avènement politique de Fouad Ali El Himma, « l’ami du roi ». « L’homme est né dans les couches du palais. On cherche à introduire de la démocratie et du développement par injection. Mais quand on le regarde de près, son parti n’a pas de projet sociétal ni de courant idéologique bien précis », explique l’un deux. Et d’ajouter que la tentative de rapprochement avec les socialistes est aussi destinée à lui faire barrage.
Quelle alternative proposent les quadras du PJD ? Leur projet de société s’apparente à de la social-démocratie teintée d’aspirations religieuses. Ils sont pour le nationalisme économique sans remettre en cause la libre entreprise, la modernisation de l’agriculture, l’équilibre de développement entre la campagne et la ville, la coexistence de la finance classique et islamique, le développement des politiques sociales dans un cadre compatible avec la religion… Reste maintenant à savoir si les Jeunes Turcs pourront engager l’aggiornamento nécessaire de l’islamisme marocain pour permettre l’émergence d’un courant musulman-démocrate à l’image de la démocratie chrétienne en Europe.
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